Au lendemain de l'accident, je me suis rendu sur cette route.
Je me suis débrouillé afin de me dégoter une brosse suffisamment épaisse pour soulager le sol et mes angoisses de tout ce sang. J'ai pris des bâches, du savon, des sceaux, de la soude... J'ai empilé le tout dans le coffre de ma bagnole et suis parti dès l'aurore, à la recherche de cette route aux abords de la forêt, et de la forme cornue qui l'habitait autrefois. J'étais bien décidé à ne pas en rester là, à ne pas laisser ce faux pas me hanter des années durant. Je souhaitais offrir à ce noble animal une fin digne, bien loin du goudron, de la chaleur dévorante du soleil et du regard tourmenté de ses semblables.
Mais une fois arrivé sur place, il avait disparu.
Sans doute sa carcasse ait été emportée par un charognard ou un chasseur, ou bien s'était-elle soulevée d'entre les morts, avait parcouru les routes, rejoint la forêt et s'était engouffrée dans la torpeur endormie des brumes, tirant sa dernière révérence pour rejoindre le pays des ondes, là où elle prendrait plaisir à tirer les fils de mes rêves, les abreuvant de souffrances et de tourmentes. Qu'importe... L'animal s'en est allé... Mais son souvenir, lui, persistait à ronger le goudron. Existait toujours ce long sillage tissé de sang qui ondulait dans la chaleur, son empreinte visqueuse agrippée à l'aigreur du sol et ses reflets vitreux scintillants sous le soleil.
J'ai rempli un seau entier d'eau savonneuse, ai saisi l'éponge, l'ai englouti dans la mixture et me suis agenouillé dans la mare de sang encore frais. Sa surface noire ne me renvoyait aucun reflet, pourtant, j'y cherchais mon visage, comme si je souhaitais découvrir l'effet que cela avait sur moi. Un bref instant, j'ai fait le vœu que cette simple flaque arbore la profondeur et l'opacité d'un bassin, afin d'y plonger mes mains, de les imprégner de ce breuvage profane, de le répandre sur mon visage afin qu'il parcoure mon cou et mon torse, qu'il m'envahisse de son essence prohibée, et qu'il s'empare de mon corps comme je me suis emparé de sa chair, ne devenant qu'une forme sanguinolente, usurpateur et parasite de la nuit, prêt à servir le dessein d'entités abolies par la raison. Bientôt, je reviendrai à toi, parcourant les sépulcres oubliés des rivages aux mille aurores, longeant les péninsules jonchées de larmes avant de m'égarer dans la lueur mourante du jour. Nous referons de nouveau qu'un, mon ami, la forêt sera mienne comme elle a été tienne jadis, et si elle a été ton refuge elle sera notre tombeau à tous les deux. Cette vision, c'est celle que j'ai eu lorsque les poils drus de la brosse humectée de savon ont pour la première fois sillonné les ondes écarlates qui imprégnaient le goudron.
Le glas de l'aube comme seul battement, je me suis attelé à faire disparaître les hydres de mes pêchers. J'ai gratté à m'en écorcher les genoux, gratter à m'en tordre les poignets, gratter à m'en assécher la peau, devenue écaille morte sous l'écume de la soude. Pourtant, même si je suis parvenu à me débarrasser des derniers résidus mortifères brûlés par le soleil, l'odeur du sang, elle, ne partait pas. Elle m'a suivi sur le chemin du retour, traquée jusqu'à mon lit, pourchassé dans les méandres de mes songes. Dans mes rêves, les bois de cerf s'arrachaient des ténèbres, me prenaient en chasse et me perforaient de part en part lorsque mon souffle n'était plus en mesure de me porter. Au réveil, je ressentais toujours, nichée entre mes narines, une odeur de ferraille érodée, m'accablant de nausées et de vertiges, et, blottie entre mes entrailles, je sentais l'embryon parasite se nourrir de mes affres pour croître...
La nuit suivante a été encore pire. Je voyais sur mes murs les ombres cracher des dragons. Des allures serpentines s'agglutinaient à mon plafond et je me sentais pris en tenaille dans une angoisse suffocante, tétanisé dans mon propre lit à l'agonie, incapable de proférer le moindre souffle, le moindre soupçon de vie, en attendant que les spectres ne dévorent ma chair et mes os, ne laissant derrière eux qu'un souvenir difforme imprimé sur mes draps.
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La Porte Dans Les Bois
ParanormalÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...