Je suis seul ici. Il n'y a rien. Rien à part ces grandes idoles de terreurs qui s'arrachent du sol avec douleur, arborant membres tordus et malformations abjectes. Leurs ombres gigantesques s'étirent et avec elles leurs doigts et leurs griffes qui planent sur un sol visqueux. Le souffle du vent parvient à se frayer un chemin à travers cette frondaison épaisse et noire, et soulève des typhons de feuilles mortes qui s'enroulent et chantent des versets sinistres. Je suis encore bien loin de ma destination, l'écorce n'est pas encore devenue lépreuse, les troncs de rachitiques membres faméliques. Quant à la brume, elle ne s'est pas encore dérobée de sa tanière pour rôder avec l'allure d'une bête blanche. Pourtant, il ne fait aucun doute qu'il s'agit bien de La forêt. Mes pas sont envoûtés par la même comptine qui réside dans mes rêves, la brise froide m'accompagne toujours, souffle dans la bonne direction comme un guide muet. Tout un tas de souvenirs refont surface et s'échafaudent dans la réalité, se superposent avec la nature, les racines, les nuages. Depuis tout ce temps, une carte mentale s'était fabriquée à l'intérieur de mon esprit, tissée à partir de fragments de rêves, et les secrets de ces bois n'en sont désormais plus. Malgré les répliquas infinis de motifs qui façonnent la trame de ces lieux, ici je reconnais ce tronc d'arbre décapité, me revient aussi ce passage presque dénudé, ce coin plus feuillu que les autres et celui-ci à peine plus pentu étranglé par un amas de racines pleines. Je n'aurais jamais pu être aussi perspicace si je l'avais visité en personne auparavant, c'est comme s'il était gravé dans ma mémoire, comme si sa matrice d'écorces ne faisait plus qu'un avec mon réseau neuronal.
Tout prend corps, tout prend en substance, se libère des fantasmes pour enfin se matérialiser dans ce bas monde. Je n'étais donc pas fou ! La vidéo ne retranscrivait pas la forêt avec autant de détails, ces détails visibles dans mes songes, ces détails qui aujourd'hui germent hors de ce sol putride. Tout est plus limpide et de ce fait plus déroutant car mes rêves qui s'apparentaient à de la démence se révèlent en vérité être prémonitions. Me voilà égaré, non ici dans ce monde ligneux, mais dans le tourbillon de questions qui assiège mon esprit. En fin de compte, mon for intérieur souhaitait se tromper, que tout ne soit que superstitions forgées à même le métal de mes angoisses les plus enfouies. Mais il n'en est rien, la forêt est là, séculaire et immuable, un rouage du temps inaltéré, qui a perduré et qui perdura encore longtemps. À mesure que mon exode dans ce dédale se poursuit, ses parois d'écorces rétrécissent. La faune déjà absente en devient assourdissante de silence. En haut, au-dessus de la cime noire des bois, les nuages s'enroulent, menacent d'éclater en pluie, mais aucune pluie n'arrivera, aucun semblant de vie ne doit apparaître. Peu à peu, une matière fine érode mon champ de vision, appose un filtre terne qui rend difficile l'exploration des lieux. Pourtant, une intuition profonde et nuisible m'intime encore du chemin à suivre. Bientôt, un schéma récurrent s'installe, mon souffle se fait haletant, mes pas lourds et lents, mes mains continuent de graviter autour de l'écorce comme pour en déchiffrer les secrets tandis que les barreaux de ma prison sylvestre s'effritent encore et encore, s'estompent petit à petit dans une brume de plus en plus vorace. Cette itération va continuer jusqu'à ce que les arbres soient réduits à leur forme qui m'est la plus familière, celle qui s'acharne à exister.
Soudain, entre les houles du brouillard, apparaît ce sentier, oui ce sentier par lequel tout a commencé. Mon pas emboîte l'empreinte fantôme de mon prédécesseur, ici même où la caméra devenait une indomptable bestiole fuyant ses mains. Toutes les abominations qui accompagnaient son périple se dévoilent sous la lumière mourante du jour. La brume atteint sa forme onirique, abreuve les bois de sa vapeur d'un autre monde. La terre stérile se gorge d'une d'humidité nouvelle sans raison apparente, mute en miasme visqueux et poreux. Le foisonnant feuillage qui recouvrait les cieux n'est plus, il s'est effrangé, exhibe désormais à nu ce ciel grincheux indiscernable du brouillard. L'œil pale du jour réside quelque part, à peine perceptible derrière ces murs de vapeurs. Un linceul de glace s'est entiché des écorces, a figé les quelques derniers bruits, a épuisé le peu de semblant vie qui avait subsisté. Et le vent, lui, est à présent émissaire mortifère qui se heurte aux troncs efflanqués, murmure de sombres poésies destinées aux non-vivants. Quant à moi, je suis arpenteur solitaire qui recherche dans cet impossible amas de buée les reliques oubliées de cette forêt. Ici ! C'est à cet endroit et instant précis, lorsque les racines prenaient l'allure d'araignées agglutinées hors de leurs nids, que mon homologue d'autrefois est devenu plus agité. Je ne dois plus être très loin. Les échos de ses rires nerveux, de ses pensées torturées, de ses doutes lancinants, hantent encore le boyau des bois. Le souvenir de ses pas résonne là où les miens se posent, cette même douleur glaciale me caresse la nuque, glisse le long de mon dos et me transit les hanches. Cette même aura malveillante qui se dégage de tout ce qui façonne ce lieu impie pulse dans ma chair.

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La Porte Dans Les Bois
ParanormalÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...