XXVIII

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Seul le bruit des feuilles mortes accompagne mes pas. C'est un lointain souvenir, celui qui persiste dans mes rêves, qui me guide dans ce dédale d'écorce. Depuis tout ce temps, une carte mentale, dont j'ignorais l'existence, s'est tissée dans ma tête, et les secrets de ces bois n'en sont plus. Ils sont désormais formes familières à mon esprit, dénués du tissu mystérieux qui les façonnaient autrefois. Malgré les répliquas infinis de motifs qui arpentent ces bois, je reconnais ce tronc d'arbre décapité, ce passage presque dénudé, ce coin plus feuillu que les autres et celui-ci à peine plus pentu. Je ne serais pas aussi perspicace même en ayant visité ce lieu en personne, c'est comme s'il était gravé dans ma mémoire, comme si sa matrice d'écorce et mon réseau neuronal ne faisaient qu'un.

Tout prend corps, se délie des fantasmes de vapeurs de mes nuits pour se matérialiser autour de moi. Tout est plus limpide et, de ce fait, plus déroutant, car mes rêves, qui s'apparentaient à de la folie, se révèlent être prémonitions. Je suis perdu, non pas dans cette forêt, mais dans le questionnement des interludes cosmiques qui régissent ma vie. J'espérais au plus profond de moi-même que tout cela soit faux, que tout ne soit superstition forgée à même le métal de mes peurs les plus enfouies. Je réalise qu'il n'en est rien, la forêt est telle qu'elle a toujours été, et le sera à jamais, immuable.

Je me mets à emprunter le même chemin que Björn sur la toute première vidéo. Toutes les horreurs qui accompagnaient son exode se dévoilent à la lumière mourante du jour. Le brouillard sort de sa tanière comme une meute de loup affamée dans la nuit, et abreuve les bois de ses vapeurs d'un autre monde. La terre stérile se gorge d'humidité sans raison apparente, devenant un miasme visqueux et poreux. Les cieux sont là, non dissimulés par un foisonnant feuillage, mais par un crépuscule de brume, l'œil pale du jour à peine perceptible derrière ses remous. Un linceul de glace s'est entiché des écorces, a figé le moindre bruit, a épuisé le moindre souffle de vie. Et le vent est à présent émissaire mortifère, se heurtant sur les troncs efflanqués, ses murmures sifflant comme de sombres poésies.

C'est à cet instant précis, lorsque les racines prenaient l'allure d'araignées agglutinées hors de leurs nids, que mon homologue d'autrefois est devenu plus agité. Je ne dois plus être très loin. Les échos de ses rires nerveux, de ses pensées torturées, de ses doutes lancinants, résonnent encore dans le silence des bois. Je sens le souvenir de ses pas peser là où je pose les miens. Je ressens cette même douleur glaciale s'éprendre de ma nuque et glisser le long de mon dos. Je perçois cette aura malveillante qui se dégage des arbres...

Le temps et l'espace se mettent ensemble à vaciller. L'horloge du jour semble se détraquer. La boussole des bois bouleversée par une force outrepassant les folies même les plus perverses. Le berceau de ma conscience se fait bousculer dans un désordre aussi conflictuel qu'énigmatique, et je commence à douter du temps que j'ai passé ici... Il s'est peut-être écoulé une heure, peut-être un jour entier déjà... Je n'ai presque plus aucun souvenir d'être entré ici... Aucun souvenir de ma présence physique ou bien de s'il s'agit d'un rêve...

La matrice de la brume s'alourdit à mesure que le jour se retranche dans le ciel. Les silhouettes sylvestres s'estompent peu à peu derrière les nuées fantôme, jusqu'à ne devenir que frêle souvenir. Et alors que je me mets à somnoler, mes pas uniquement articulés par une force mécanique, un sursaut de terreur se jette sur moi. Je repère une présence qui me suit, ou bien qui est tombée sur moi par hasard. Je l'ai repéré non pas par un mouvement de sa part, ni même un bruit, mais par un imperceptible changement dans l'air... Comme si lors d'un bref instant, il était devenu plus tiède. Elle sait que je suis là et je sais qu'elle est là, mais, elle, elle me voit, et moi non.

Mon détracteur, aussi invisible qu'une ombre dans la nuit, se mue comme un spectre liquide le long des arbres. Je sens sa masse fantôme peser sur le silence, et ses souffles fauves pulser sur le feuillage. A partir de là, Le chemin devient de plus en plus houleux, de plus en plus embrumé, comme si le ciel nuageux s'était effondré sur la forêt. Si mon tourmenteur se décide à me prendre d'assaut, je n'aurais nul endroit où me dissimuler, nul endroit où fuir, mais j'avais déjà accepté cette éventualité avant même de pénétrer ces bois...

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant