VIII

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Un murmure chargé de peine a envahi l'écho des montagnes. L'air s'est changé en cendre et des dragons de fumées ont déployé leurs ailes dans les cieux. Les vents tissent des écharpes de suies et bientôt des nuages noirs gravitent autour d'une masse grise en décomposition. Comment me suis-je retrouvé ici ? Comment pourrais-je le savoir ? Il est inutile de tenter de m'en rappeler, ce souvenir, comme tous les autres, est apparu alors que je me laissais guider. Simple spectateur de ma propre vie ou bien marionnette de ma déchéance ? Qui pourrait me le dire ? Qu'importe... À présent, je dois faire face. Faire face à la revendication de mes ecchymoses. J'ai de nouveau du sang noir sur les mains, mais celui-ci respire l'odeur d'essence, et est si visqueux qu'il miroite dans les flammes, est si opaque qu'il engloutit mon reflet.

J'aimerais me souvenir de tout cela comme une lointaine aurore d'automne, hérissée dans mes rêves, dansant en tourbillon dans la nuit, ses foulées séduisant mes pupilles, ses valses subjuguant mes larmes, ses cabrioles étanchant mes peines. Mais il n'en est rien. Mon cœur reste en suspens, alimenté par mes veines de reflux houleux, et des ondes frêles et désespérées. De ces poisons ainsi déversés dans mon sang, naissent des idées noires et grasses qui restent collées à mon esprit. Mes doigts frémissent, je désire les porter à ma bouche afin de retenir mon souffle, mais ils me brûleraient les lèvres, gercées par le désarroi. Alors je les laisse pendre à mes hanches tandis que j'observe des nuées de charbon s'agglutiner en colonne et qu'une odeur de gomme empoisonne l'atmosphère.

Les braises voraces s'amoncellent en meute et les langues de feu se délectent de la carrosserie qui se déforme et prend l'apparence de visages à l'agonie. Les portes se tordent, les fenêtres se ramollissent, transpirant un mucus de vernie qui coule et se fige au sol en une marre vide et grasse. Les vitres, boursouflées par la chaleur, gonflent puis volent en éclats, projetant des frelons de verres aux alentours. Des essaims d'étincelles se mettent à crépiter et virevoltent en spirale, embrasant d'autres compartiments à leurs tours. Bientôt, les alliages cèdent puis se disloquent, le cuir des sièges s'effrange, quittant leur ébauche qui finit elle aussi par s'écrouler. La carcasse de fer calcinée, dans son ultime râle d'agonie, ploie le genou puis cède, engloutie par sa propre enveloppe changée en nuage noir, dévorée par l'acidité du feu et la torpeur de l'oubli. Bientôt, ne restera qu'un cadavre carbonisé, soudé par des flammes en déclin, des écharpes brunes s'élevant encore hors de ses entrailles réduites en cendres.

Et moi, dans tout ça, j'assiste en silence au vacarme que clame l'enfer, assiste aux brises brûlantes qui me flagellent les joues et aux assauts courroucés qui foudroient les cieux. Marqué par le sceau du blâme, je me désagrège en sentiment de honte et comprends alors que ma pénitence ne fait que commencer. J'entends déjà clamer le requiem de mes espoirs déchus, glanant ma détresse à travers les âges, sans aucune certitude de repentance. En cet instant, je souhaite que les flammes dévorent la chair de mon fardeau, que les vents balayent les cendres de ma délation et que les vagues du temps les emportent sur les récifs de l'oubli... Mais aucune flamme ne sera jamais assez vive pour cautériser les plaies de mes remords. Aucune brise ne sera jamais assez virulente pour souffler l'infamie accrochée à mes os. Aucune vague ne sera jamais assez téméraire pour inonder ses larmes.

Il est trop tard pour faire demi-tour... Et pourtant, je désire voir les ténèbres des cieux retourner aux flammes, les flammes retourner à la braise, la braise retourner à l'essence et l'essence retourner au bidon... J'aimerais que la route se rembobine, que la nuit défile à l'envers, aspirant les étoiles dans le crépuscule, que l'ivresse redevienne sobriété, que les pétales du jour fleurissent à nouveau et que les épines du désarroi se fanent avec le matin.

Je prie pour que me soit offert l'aube d'une nouvelle vie, où mes pensées des temps d'avant se soient évadés dans le néant et que je puisse danser aux côtés des farfadets de l'innocence, bien loin des béhémoths de mon existence présente.

Je suis rentré chez moi et me suis lavé les mains, sans jamais parvenir à chasser cette trace de cendre noire qui persiste à s'accrocher à ma paume. Alors je l'ai gratté, frotté, limé, poncé, mordu... Mais elle est toujours là, luisant sur la tranche de ma main, comme si elle avait pénétré la chair pour s'y installer à tout jamais. Je l'arbore désormais comme une éternelle réminiscence et ne la montre jamais par crainte de me souvenir de tout cela... Les morts ne crient pas, pourtant, dans mes rêves, j'entends sa voix se mêler aux flammes qui l'emportent, son enveloppe partir en fumée, rejoindre les cieux, et ses restes, la terre. Fleurira peut-être un jour sur cette terre stérile un embryon d'espoir pour ramener les morts à la vie, mais cela n'arrive que dans mon sommeil, là où les tombeaux sont profanés, que des lueurs vertes se répandent dans les ténèbres comme les astres dans la nuit. Et puis ils se mettent à marcher, à danser et à revenir à moi pour m'implorer de me souvenir d'eux, tandis que je pleure, sans cesse, ma peine emportée par les torrents oniriques que m'offre la bouteille.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant