II

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Une nuit entière s'est écoulée, et puis c'est arrivé.

Avec ma horde d'amis nous étions partis en vadrouille à travers toute la ville. La voiture paradait dans ses rues les plus égarées, tordues et sombres. L'ivresse nous gagnait, les lumières vives des grattes ciels nous aveuglaient. Nous parcourrions les enseignes à la recherche de la précieuse liqueur qui allait enivrer nos sens ainsi que de la folie grandissante qui séduisaient déjà tous nos désirs de perdition. La soirée reste obscure dans ma mémoire, il ne persiste que le goût amer de l'alcool qui palpite sur le bout de ma langue, quelques restes de vomis au fond de la gorge et ce petit zeste de désir farouche qui me démange encore l'entrejambe. Voilà, c'est à peu près tout... Non, en fait il y a aussi cette vision, celle d'une lueur hérétique de couleur pourpre, aussi duveteuse que du velours, qui s'amusait à virevolter comme une libellule détraquée dans un hangar noir de nuit, et ce souvenir affreusement sonore d'essaims électroniques qui bourdonnaient à nous en écorcher les tympans, ainsi que cette faune de silhouettes brouillées par la fièvre du soir qui semblaient dénudées devant une estrade où se jouaient les hymnes des enfers. Toutes batifolaient et criaient tels des zélotes fous à une messe démoniaque, l'orage qui les guidait faisant trembler le petit habitacle si sombre qu'il semblait sans borne.

Quelques nouveaux éléments me reviennent, comme ce millier de mélodies folles qui me percutaient les tempes avant de redevenir anonymes, présentes dans le seul but de nous métamorphoser en nuisibles gras et suintant, qui se prélassaient et se pressaient à d'autres formes, tout aussi humectées de sueur et dont la chair insaisissable luisait d'instincts vils et primaires. Après avoir échangé quelques valses avec nous, ces égéries sans visages s'échappaient, glissaient comme des serpents d'eau, se mélangeaient au magma noir d'inconnus et disparaissaient à jamais. Mais qu'importe, le fugace, le volatile, le périssable était notre drogue, notre moteur, notre dessein. Nous flirtions avec la nuit pleine, avec ses denrées éphémères, ses courbes généreuses, ses promesses de gloire, ses fantasmes, ses nuées voluptueuses et ses longues tirades philosophiques qui nous transformaient l'espace d'un instant en de grands penseurs. Pour une soirée seulement nous étions les grands orateurs qui accomplissaient de grandes choses. Nous obtenions toutes les réponses à toutes nos questions. Nous résolvions toutes les énigmes de l'univers, étions le refuge pour tout un tas d'âmes en perdition dans ce vaste océan qu'est l'existence. Et puis nos pouvoirs se sont évanouis avec la nuit. La tyrannie de l'ivresse nous a rattrapés et s'est empressée de nous ôter toute forme de quiétude et de bienveillance. De grands évêques du savoir nous devenions pantins délurés au service de la nuit et de ses affres les plus pervers. De grands tribuns nous sommes passés à rejetons impurs à la solde du vice.

À un moment, le fauve et moi étions partis dans une ruelle abandonnée de tous, où ne flânait que l'odeur de pisse et de poubelle que nous venions approvisionner. Bière dans une main, queue dans l'autre, nous urinions sur ce que bon nous semblait, faisions chier les passants et les insultions lorsqu'ils nous insultaient, et vice-versa. Nous nous sommes roulé un rail de coke à même la puanteur des déchets, dont nous faisions en quelque sorte partis. Subitement, il faisait jour dans un monde où il faisait nuit. Les toits paraissaient plus hauts, le sol plus bas, l'alcool plus lointain, la folie plus proche. Tout cela nous a donné un élan supplémentaire afin de franchir le seuil supérieur. J'ai commencé à tituber et à me prendre les pattes. Dans ma chute, j'ai entraîné avec moi le fauve et nous avons fini tous deux le cul par terre dans la flotte ce qui a provoqué chez nous une hilarité morbide. Plus rien n'avait d'importance, plus rien. C'était une sacrée soirée en fin de compte, perdue à jamais dans les méandres obscurs de ma mémoire. Du moins, c'est ce que je pensais...

Arrivés au terme d'une heure tardive, nous nous sommes regroupés à l'extérieur, non par choix délibéré, mais bien car nous nous sommes fait expulser de l'établissement. La raison ? Inconnue. Mais l'énorme trace de vomi qui glisse le long de la manche droite de mon pantalon est peut-être un élément de réponse. Un malheureux concours de circonstances a décrété que parmi tous mes amis j'étais le moins bourré du groupe, alors pas le choix, mon honneur me devait de ramener le troupeau sein et sauf à l'enclos. La voiture a une nouvelle fois filé comme une comète à travers la ville et ses quelques lumières encore éveillées. Notre esprit carburait à présent à l'euphorie frelatée qui nous donnait un sentiment incommensurable d'invincibilité. Dehors, les faisceaux des lampadaires réduits à des flèches blanches nous poursuivaient à travers les rues, et ce, jusqu'à ce que nous atteignions les routes en-dehors des grattes ciels. Nous buvions encore, fumions encore, rions encore. Aucune obscurité n'était assez épaisse pour éteindre nos ardeurs. Le pauvre m'a fait tirer sur un joint rempli d'herbe alors que je tenais le volant. Je me rappelle de la fumée lente qui s'est mise à chevaucher les courbes de la route, l'aurore de la lune se déformer dans ses vagues et la campagne se morfonde dans une plénitude muette. Un rire béat m'a étranglé, et une grimace idiote m'a déformé le visage. Mes yeux étaient sillonnés de sang jaune, comme si on avait injecté dans mes nerfs optiques une vapeur fortement toxique. Un nuage frivole en intraveineuse... Épris par la tentation de voguer aux côtés de mes amis dans un océan de cendre et de brume, je me suis enfilé une puis deux puis trois lattes de plus, et enfin nous sommes partis à travers un cosmos de joie sans lendemain. Mais il y a toujours un lendemain, même pour ceux qui ne dorment pas.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant