XXI

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Le lendemain, nous nous sommes réveillés à une heure inconnue. Nous avons bu le café ensemble. Il est vrai que je m'étais juré de ne jamais ingurgiter quoi que ce soit en provenance de cette sordide demeure. Mais que voulez-vous, il est déjà trop tard. Éric a cuisiné en vitesse des œufs, du bacon et me les a servis avec des toasts. Sa poêle était affreusement grasse ainsi qu'émaillée de rouille et de crasses incrustées. Pourtant, cela ne m'a pas retenu de dévorer la chair flasque de ce fastueux festin. Lui n'a pas mangé, il s'est contenté d'admirer son jardin dehors, ensevelit sous une pâle lumière grise. L'atmosphère était tintée par ses nombreux silences et par mes bruits de bouches répugnants que je ne savais contenir lorsque je me bâfrais. Il m'a ensuite demandé où étaient mes affaires. Où sont mes affaires ? À l'auberge ? Non. Peut-être que si. Quelles affaires ? Ce n'est pas grave, a-t-il dit.

Une migraine affreuse pointe le bout de son nez.

Est-ce le café ? Les œufs peut-être ? Le bacon ?... Ça pourrait littéralement être n'importe quoi, même l'air lui-même, même le vide... Tout ici pourrait provoquer des maladies inconnues, faire germer des pathologies incurables. Mais non, je sais que ce n'est rien de tout cela, ce mal de tête n'a d'origine que ma propre putrescence mentale. Je me gratte le crâne, avec de plus en plus d'ardeur, de plus en plus d'aigreur et de rage, comme si je souhaitais m'arracher la peau et atteindre mon cerveau, le saisir entre mes serres et le compresser jusqu'à ce qu'il s'arrête de convulser et de me provoquer de telles douleurs... Éric me regarde faire et se confond en silence. Son expression n'est ni inquiète, ni songeuse, ni concernée, ni quoi que ce soit d'autre à part d'une profonde placidité. Je ne finis pas mon déjeuner, je bondis de ma chaise, toujours les doigts accrochés à mon cuir chevelu, et je m'évade de cette table.

Je décide de sortir afin de prendre l'air. J'ai besoin de gambader, de respirer, de souffler un peu... J'éclate mon épaule sur la petite porte tordue qui donne sur le jardin, et ce afin de la délivrer de son implacable léthargie. Je m'y suis repris un nombre incommensurable de fois avant de parvenir à ne serait-ce que l'entrouvrir un peu, pendant qu'Éric ne disait rien, restant immobile à fixer l'extérieur d'un air absent, tout en buvant son café.

Une fois la porte enfoncée, je me suis presque affaissé au sol. Je me suis rattrapé à la dernière seconde. A peine ai-je posé un pied dehors, que je suis confronté à une marée fourchue et hirsute d'herbes grasses. Je fais quelques pas, propage mon être dissout dans cette étendue désastreuse d'herbes folles et d'outils de jardinage éparpillés. Je me détends un petit instant, profitant de la fraîcheur du climat... Mais alors que mon regard s'égare aux alentours, il tombe par hasard sur la carcasse calcinée d'une vieille cabane en bois. Je reste un instant ahuri face à cette construction en péril, puis je décide de l'ignorer, voir même de l'oublier. Je fais encore quelque pas, me perdant entre les fougères et lames rouillées éparpillées sur le chemin. Je jette un œil derrière moi et remarque Éric, toujours posté devant la fenêtre, à m'observer, ou peut-être pas, peut-être est-il simplement en train de scruter l'horizon. Je le vois d'un geste mécanique porter sa tasse de café à sa bouche.

Je continue ma marche. J'ai failli glisser par terre. Le sol est humide et détrempé, suintant une substance maronnasse lorsque mon pied s'enfonce à l'intérieur. Je m'arrête sous un préau de tôle. L'air est moite, lourd, grincheux. Il rend la peau de mon visage aigre et poisseuse. J'ai envie de l'essuyer avec les mains, mais elles aussi sont aigres et poisseuses. En fait, tout mon corps est aigre et poisseux. Je me retourne une nouvelle fois, me demande si Éric est toujours à la fenêtre, mais je sais qu'elle est à présent trop loin pour l'apercevoir, alors peut être me suis-je retourné pour savoir s'il m'avait suivi. Mais il n'en est rien. Il n'y a qu'un vaste marécage verdâtre.

Je poursuis ma route, sans m'arrêter, et fini par apercevoir au loin, de l'autre côté de la clôture, une de ces silhouettes, malsaines et obscures, prendre feu sans même frémir. Je l'admire, sirotant mon café. Lorsque je suis parvenu à engloutir la dernière goute de cet amer élixir, je fais demi-tour, abandonnant à son funeste sort l'être pouilleux qui se laisse dévorer par les flammes.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant