XXVI

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La porte pivote d'une lenteur surnaturelle, comme si une force occulte l'avait poussé à ma place, et je m'arrache de l'antre, la pièce derrière moi couverte de sueur noire, de lambeaux gris du jour qui pendent aux fenêtres et le sentiment que des années de souffrance se sont écoulés entre ses charpentes tordues. Je glisse hors du parquet, convaincu d'être transporté par un radeau d'ombre qui me garde en lévitation quelques millimètres au-dessus du sol. Mon esprit se délite, comprend que plus rien n'a de sens, si de sens un jour il y en a eu, et mes pupilles, ternes, vides, figées, vadrouillent dans les airs avant de s'écraser, presque au hasard, sur la première masse connue qui se confond en silence, Éric. Il m'attendait derrière la porte, comme si son existence tout entière était à présent vouée à me tourmenter, à tinter de ses jugements muets la moindre de mes actions et de les blâmer dans son for intérieur. J'ai le désir brûlant de lui cracher au visage tant d'abjections qui hantent mes entrailles... Mais je ne le fais pas, pas maintenant, j'ai les os de la mâchoire soudés, et une muselière fantôme m'empêche d'aboyer. J'ai ce sentiment de n'être qu'une bête de foire que l'on exhibe hors de son terrier, inondée par une horde de regards voraces venus lui arracher les quelques bribes de dignité auxquelles elle s'accroche avec une si noble ferveur, mais vaine... Mais aucune horde de regards, juste le regard d'Éric, et cela suffit.

Je ne sais que trop lire désormais ce qu'il se cache derrière ces pupilles incendiées par la lassitude. Il se demande de quel genre d'espèce d'être inhumain je suis issu, je me le demande aussi. Je me vois de l'extérieur, le corps tout entier ballant, mon énergie siphonnée de l'intérieur par un parasite ectoplasmique laissant mon visage creux, exsangue, la mine désespérément veule. Mon corps ne répond plus à mon cerveau, car mon cerveau ne répond plus à mon corps. Les connexions se sont brouillées, devenant aussi troubles et bruyantes que la défunte neige dans le téléviseur, et les pensées qui animaient autrefois ce réseau, sont devenu vestiges désuets dans une pénombre récalcitrante.

Un soufflement de nez trahit sa considération envers moi. Il ne me demande pas si ça va, il le sait déjà, ou plutôt, il s'en fiche, oui il s'en fiche... Je m'en fiche aussi à vrai dire, mon état de santé n'a pas d'importance, pas plus que les nuées chaudes du jour projetées par un printemps qui jamais n'arrivera, d'ailleurs les nuées ne sont pas chaudes, elles ne sont même pas nuées, elles sont griffes de froids qui balafre ma peau, je les ressens à travers les murs, non, elles viennent de moi, d'en moi... et lacèrent ma vile enveloppe de l'intérieur...

Des cordes de marins se sont nouées autour de mes membres, je ne sais comment, j'ignore tout de ces forces de l'autre monde qui ont happé mon âme, mais elles m'astreignent de me mettre en mouvement, me tirent vers l'avant, comme une vieille chaloupe dégoulinante d'algues, et m'obligent à me confronter à la tête loufoque et poilue d'Éric. Il me dit quelque chose, mais aussitôt prononcées, ses syllabes se précipitent dans le néant, ne laissant après leurs morts qu'une empreinte sourde, un écho dénaturé. C'est le même événement qu'il s'est produit il y a des années de cela, lorsqu'Alan me racontait son histoire et que, subitement, sa voix s'est effacée pour ne laisser qu'une onde vierge.

« Quoi ? », je crois que je hurle.

Je dis je crois, car ma propre voix s'est affaissée une fois sortie de ma bouche, n'atteignant jamais mes oreilles, brouillées par une fréquence spectrale.

Le visage d'Éric se contracte alors, comme mastiqué par un ogre enragé, puis, la matière molle de sa paume se heurte à mon visage. Ma tête effectue une brusque rotation sur la droite. Malgré la force de nouveau-né de ce vieux bougre, ma joue devient écarlate, une expression indigne se forme à mon visage, et mes dents se resserrent, avant de constater que l'écho parasite s'est envolé de mes tympans et que le monde autour de nous est redevenu ce placide silence qu'il a toujours incarné.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant