À mon réveil, elle est là, blottie dans la paume de ma main, aussi froide que la brise gelée de l'hiver, aussi sèche que le souffle aride du désert. Mes doigts la retiennent en otage, manipulent sa base et évitent ses dents comme s'il s'agissait d'une lame empoisonnée. Elle tournoi sur elle-même, exécute des spirales puis revient à sa position initiale. Elle serait en mesure de me libérer de tous mes tourments, de m'éventrer de la base de l'abdomen jusqu'à ma trachée, d'ouvrir la porte jusqu'à mes entrailles, de déceler le parasite maudit qui les arpentent, le tout en déversant une coulée de lave écarlate, rougeoyante et visqueuse, qui imbiberait les draps. Mais ce n'est pas une lame, et la porte qu'elle ouvre n'est pas celle de mes entrailles. Mon index caresse sa longueur. Elle est dentelée, mais aussi émoussée, ancienne, inoffensive en apparence. Mes paupières papillonnent, mes pupilles tente de se frayer un chemin à travers le brouillard qui les encombre. L'objet brille sans éclat, rejette un rayon de soleil en lueur sale et brisé. Mes doigts continuent de le manipuler sans que je ne leur en donne l'ordre. Mes yeux s'ouvrent enfin, chassent les dernières brumes. Dans la chambre, la matrice des carreaux dessine un carré de lumière qui me révèle enfin la nature de cet objet que je tiens dans le creux de la main. Une certaine forme de déception me pique au vif. Elle est loin de ce que j'imaginais, elle n'est pas comme elle aurait dû être. Elle n'est ni fantaisiste, ni extravagante, mais d'un banal lugubre. Frêle, courte, à peine scintillante, à peine réelle. En fait, elle n'est peut-être pas réelle du tout. Elle est peut-être le fruit malade de mon imagination altérée. Pourtant non, elle est là et affecte même mes autres sens. Dans l'air, circule son arôme de vieille ferraille érodée, sur mes doigts sa surface glaciale comme une caresse de défunt. Je suis même capable de deviner son goût. Sur mes papilles frétille la saveur palpable et imaginaire du sang encore frais.
Et si on doit étendre cette analyse jusqu'à mon ouï, quelque chose murmure dans le creux de mon oreille. C'est elle. Elle me parle, me chuchote des choses étranges aux allures de secrets interdits. Elle tente de séduire mon esprit avec ses versets inaudibles tout droit issues des catacombes d'un autre monde. Ils me parviennent comme la complainte lasse d'une sirène à l'agonie, échouée sur une plage de sable blême, les flancs tranchés par les récifs, ses larmes salées qui abreuvent les huées des eaux, ses pleurs qui nourrissent les cris du vent. Ils me sont destiné, à moi, être malfamé atterré sur la calotte solitaire d'un pays lointain, égaré sur le sentier du désarroi, subissant cette désolation à l'unisson avec cette créature mythologique. Elle me raconte sa détresse qui résonne au plus profond de mes tripes. Ses quelques syllabes bien formées s'accordent avec l'inflexion d'un récitât de psaumes impies. Soudain, elles prennent en substance, deviennent plus volubiles, plus agressives que jamais et s'accompagnent d'une note stridente qui croît et accapare toutes mes pensées. Et puis les lamentations de la vierge des eaux cessent, sombrent. Ses membres s'enlisent dans la lourdeur humide de la plage. Sa voix s'étrangle sous la nuée de grains de sable qui s'agglutinent comme une légion d'insectes affamés dans sa gorge. Le soleil et la lune entament alors un cycle effréné, s'échangent l'horizon et tournoient comme le pendule d'une horloge déréglée. La créature éteinte voit des lambeaux de chair lui être arrachés par le temps, sa carcasse traverse les épreuves des saisons, le courroux des éléments. Les charognards de la nuit se succèdent pour lui ronger les os. Le froid calcaire et la chaleur vorace nettoient sa dépouille, la purifient pour ne laisser qu'un squelette aussi immaculé et lisse que du marbre, jusqu'à ce que lui aussi périsse, s'effondre en nuage de poussière argentée et se mélange aux grains gris de la plage, disparaissant ainsi, sans même accorder au monde une seule preuve de son existence, si ce n'est ce dernier souvenir qui me parvient à moi par un hasard divin.
Je me réveille une seconde fois, en sursaut, le souffle haletant, en sueur. Au cours de la nuit, une traînée humide a séché sur ma joue et s'est figée en auréole collante. Je frotte frénétiquement pour la retirer, en vain, elle est dorénavant incrustée comme une mauvaise tache d'huile, rejoint le cercle très fermé des cicatrices impérissables qui imprègnent inexplicablement mon corps. La clef a déserté mes doigts. Elle gît à présent au centre de la table de la cuisine. Eric et moi la contemplons sans joie ni fascination. Nous sommes assis l'un en face de l'autre, le visage larvé, recueillis mutiques, comme pour célébrer la disparition d'un être proche. Soudain, mon comparse se redresse, le gris de sa peau devient blanc, ses sourcils se froncent. Il prend cet air interdit.

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La Porte Dans Les Bois
ParanormalÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...