XX

2 1 0
                                        

Au fin fond de l'obscurité, quelque part, des murmures se diffusent. Inaudible à cette distance, je tends l'oreille, mais ne parviens pas à les atteindre, alors je m'approche. Mes pas au contact du sol creux, émettent un écho qui se propage dans toute la vaste pièce noire dans laquelle je suis confiné. À chaque bond, l'air léger me fait léviter, comme en apesanteur sur une planète inconnue. L'appel se fait proche, mais ne devient pas limpide pour autant, il demeure ce lent psaume émit d'un recoin anonyme. À mesure que je m'enfonce dans le néant, une brise fraîche et mouillée caresse mes joues et une forme lumineuse croit au bout du tunnel. Arrivée à son apogée, elle irradie mon visage catastrophé d'un halo blême puis se mélange aux ténèbres environnantes pour devenir cette spirale qui me propulse avec une célérité déconcertante à travers le cosmos. Ma peau se liquéfie au contact de l'air et se matérialise autour de moi une cabine, face à moi, une route de goudron noir chevauchant la nuit. Mes mains sont crispées autour du volant, le rétroviseur ne me renvoie qu'un abîme sans fond tandis que le moteur s'égosille à faire avancer la voiture. Nous roulons à toute berzingue vers l'inconnu. J'ai revêtu mon plus beau costume, celui qui est tout blanc, avec une belle cravate toute blanche et une belle chemise toute blanche. Les vaisseaux de mes yeux ont éclaté à cause de la pression, des cratères rougeâtres dessinés dans ma cornée. Un joint allumé, dispensant l'habitacle de lents fantômes de brume, est coincé entre mes chicots jaunâtres, et mon corps est étrangement cambré vers l'avant afin de suivre la route brouillée par la vitesse. Sur les sièges passagers, demeurent mes amis, ou du moins ce qu'il en reste. Le fauve, le pauvre et Marc, tout trois inanimés, les yeux écarquillés, le teint cireux. En fait, je doute qu'ils soient encore en vie, mais au moins, ils sont magnifiquement bien habillés eux aussi, puisqu'ils flottent dans leurs plus beaux costumes tout noirs, avec de belles cravates toutes noires et de belles chemises toutes noires.

La route défile passivement sous les roues, quand soudain ! Une ombre aussi fulgurante que la lumière traverse le capot ! Prit de panique, mon pied écrase la pédale de frein ! La voiture déraille, la gomme des pneus rugit sur le goudron et c'est Le crash ! Nous sommes propulsés à travers les nuages, à travers la nuit, à travers l'espace. Nous voguons désormais sur l'océan plat et nocturne de l'univers, pourchassant l'œil de la lune qui flotte au loin. Je suis le seul à être encore conscient, mes amis, eux, se sont changés en squelette, mais toujours magnifiquement bien habillés ! Et alors que la tendre marrée du ciel berçait les essieux, elle nous abandonne soudain, nous faisant chuter lourdement à travers le vide. La terre devient alors visible, et la route se précipite sur nous ! C'est Le crash : Partie II. La voiture heurte le sol de plein fouet et, quelques secondes plus tard, explose dans un grand champignon atomique loufoque. Le nuage de cendre ainsi soulevé se propage et telle une nuée d'insectes affamés, dévore le décor et la scène.

Il ne reste rien. L'obscurité à nouveau, et à elle s'est ajouté l'odeur moite de la cendre, celle roussie des flammes, celle oxydée du sang. Les murmures refont surface et alors que je gis au sol, inanimé, ils se fraient un chemin dans la trame des ténèbres pour me rejoindre. Ils s'enroulent avec légèreté autour de mes oreilles et c'est ainsi qu'ils me chuchotent leur missive. Cette voix m'est si familière, je crois la reconnaître, oui... C'est la mienne ! Elle scande quelque chose, quelque chose qui apparaît au loin et qui croit dans mes tympans au point de m'assourdir ! « LA PROCHAINE FOIS ! ». Ces mots courroucés, arrachés de leur phrase initiale, ce sont ceux que j'ai hurlé à la gueule de Marc dans le bar. Ils résonnent désormais en écho dans ma tête, comme un mantra hérétique, et avec eux, défilent à toute vitesse des images folles qui s'impriment dans ma rétine. Une migraine escalade jusque dans ma cervelle, puis une torpeur, semblable à un puissant sédatif m'aveugle et m'assourdis tout à la fois. L'implacable tempête se déchaîne ! Dans l'incapacité de lui résister, je suis propulsé dans ce vortex de visions sordides où je me retrouve tour à tour nue comme un ver, noyé dans l'averse de ma douche, pleurant toutes les larmes de mon corps, tandis que mes poings ensanglantés martèlent le carrelage avec une rage inouïe, puis ensuite effondré au beau milieu de la forêt, celle où se dresse des géants de fumée dans l'horizon, celle où la brume vorace dévore la chair des arbres, exsangues de leur sève, celle où les cieux sont déformés par une alchimie perverse qui les noie sous une légion de nuages noirs. Non loin, apparaît cette maudite bâche noire, la même qui hante depuis si longtemps mes rêves. Une nouvelle fois, je contracte une fascination lancinante pour elle, mais alors que je tente de m'en approcher, elle se met à ramper au sol comme une créature mythologique. Sous le plastique, jaillis une phalange informe et grotesque de bras d'enfants, gercés, mutilés, vérolés de plaque rouges. Pris de terreur, je tente de lui échapper, mais elle me prend en chasse et dans la course une racine me fait trébucher. Je lutte avec désespoir, mais avant d'avoir pu me relever, la chose aux mille bras se traîne jusqu'à moi, m'agrippe et éparpille sur mon corps sa multitude de membres arachnéens, et alors qu'elle allait m'ensevelir, je suis balayé derrière un rideau de cendre.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant