Chapitre 20

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Je n'ai la tête à rien. Le couronnement me paraît si futile. Ayden m'a conseillé de ne pas le reporter, ce serait offrir au roi ce qu'il désire. Et je sais qu'il a raison, mais ce n'en est pas moins difficile. Je déteste voir les dizaines de femmes de chambre s'affairaient autour de moi pour me préparer. Elles gardent le silence en sachant pertinemment que la perte de mon père est encore trop douloureuse pour que je jacasse sur ma tenue du jour ou ma coiffure. Cette nuit, et c'est bien la première depuis plus de dix ans, j'ai dormi avec mon frère et ma sœur. Les larmes de Lua ne se sont pas taries une fois, elle dormait en sanglotant alors que je la serrais de toutes mes forces. Léandre a craqué au moment où il a vu Cali devant ma porte. Je me doutais qu'il se passait quelque chose entre eux, mais voir mon frère fondre en larmes dans ses bras a été décisif. Avec Lua, nous les avons laissées seules quelques minutes en rejoignant Fëanáro sur mon balcon. Il avait l'air de partager notre douleur.

— Votre Altesse ?

Je me reconcentre sur la petite demi-elfe rondelette qui m'observe avec attention. Ses petites oreilles pointues et son visage rond lui donnent un air adorable.

— Oui ?

— Vous préférez quelle paire de chaussures ?

Elle me montre deux paires d'escarpins. Une de cinq ou six centimètres blanche et l'autre de plus de dix avec des dizaines de bijoux sur la pointe.

— Peu importe. Je n'en ai que faire.

Elle se retourne avec un air dépité qui me fait de la peine, je la rattrape par le bras et pince les lèvres en désignant la paire la plus basse.

— Je mettrais celles-ci.

Elle paraît satisfaite et m'offre un sourire rayonnant que je n'arrive pas à lui rendre. Je vais pourtant devoir faire un effort pour le couronnement. Elle pose la paire que j'ai choisie devant moi et je les enfile. L'une des femmes me tend sa main pour m'aider à me relever. Je n'ai pas l'habitude de porter des talons, même si j'ai dû m'entraîner à marcher avec les jours précédents et je sais que le pire m'attend. Je vais devoir changer de chaussures lors de la cérémonie qui sera le symbole de mon abandon de ma vie antérieure... La robe que je porte est faite de tellement d'ornements que je ne vois qu'elle dans le miroir. Elle est immaculée. Deux femmes approchent dans mon dos pour placer sur mes épaules une cape très légère qui sera elle aussi remplacée. Je me retiens de lever les yeux au ciel.

Mes cheveux sont attachés en chignons complexes permettant d'accueillir la couronne qui sera posée sur ma tête lors du sacrement. J'entends de légers coups à ma porte. Elle s'entrouvre et la tête d'Alex apparaît.

— Tu es prête ?

Je vois Eryk derrière qui essaie de passer à son tour sans succès. Je souris et acquiesce. Ayden n'est pas monté parce qu'il s'occupe de la sécurité du château avec Cali. Léandre et Lua doivent déjà être dans la salle du trône au premier rang pour observer les moindres détails de ce couronnement. Je m'en veux de leur infliger cette cérémonie alors que notre père vient d'être exécuté.

Je secoue la tête pour évacuer ces pensées. Je risque de me mettre à pleurer autrement. J'invite Alex à ouvrir grand la porte et j'arrive dans le couloir. Je m'apprête à partir vers une nouvelle vie dans une tenue qui ne reflète pas qui je suis.



Les regards tournés vers moi arrivent à me mettre mal à l'aise. Des milliers de paires d'yeux m'observent avec attention. Ils applaudissent avec véhémence, des cris de joie s'élèvent dans la salle du trône. La couronne qui vient d'être posée sur ma tête pèse trop lourd, la cape sur mes épaules l'est tout autant et ma nouvelle paire d'escarpins est douloureuse. Est-ce pour montrer que mon nouveau rôle sera lourd à assumer et douloureux ? J'en ai bien l'impression. J'entends à peine mon peuple applaudir, je me force à sourire. Mon sacrement vient de se finir et je ne me sens pas différente, c'est comme si rien n'avait changé. Je suis la même personne que ce matin et pourtant, à présent, tous ces gens et bien d'autres comptent sur moi. Avais-je vraiment réalisé quand j'ai accepté d'être l'héritière d'Ignace ? Je ne pensais pas le voir mourir si jeune... Je pensais que la guerre se finirait bien avant que ce moment n'arrive. Je pensais qu'Éros monterait sur le trône de Nostaria et rassemblerait les deux pays. La prise de conscience est dure à encaisser, mais je ne démonte pas. Je souris à la foule. Le couronnement vient d'être retransmis dans le pays et des milliers de foyers comptent sur moi pour les protéger et faire prospérer l'Edryae.

À présent, je dois marcher seule, traverser l'entièreté de la pièce jusqu'à l'immense double porte et la foule me suivra... J'entame lentement la descente des marches. J'ai l'impression que c'est l'exercice le plus long de ma vie. Une pensée tourne en boucle dans mon esprit. Ne surtout pas tomber. Cette marche paraît interminable. Comment le fait de marcher peut me paraître plus dur que de tuer un animal ?

C'est très étrange d'être suivi par des centaines de personnes dans les couloirs du palais pour me rendre dans la salle de réception. Une fois sur place je m'installe dans un coin et je dois attendre pendant que mes invités parlent entre eux, certains viennent m'adresser leurs félicitations tandis que d'autres sont trop timides pour oser m'approcher. Évidemment, c'est un défilé de conseillers qui viennent me féliciter. J'ai du mal à profiter d'un tel moment qui se base uniquement sur la mort du roi précédent. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter des acclamations ? Rien, strictement rien. Je n'ai pas l'impression que ma montée sur le trône soit quelque chose à fêter. Une pensée fugace, mais douloureuse me traverse l'esprit. Mon père ne me verra jamais tenir cette position et ma mère ne peut pas être présente. Elle doit se sentir si mal. Elle est prisonnière et son âme sœur vient de mourir. Je ne peux qu'imaginer les sentiments auxquels elle doit faire face. Ces pensées me ramènent au moment où j'ai cru Éros mort. Le jour où j'ai senti notre lien se briser. Ma mère ressent-elle la même sensation de vide ? Ce constat me donne envie de la rassurer, de la prendre dans mes bras. Je souhaite également voir Éros, m'assurer qu'il est bien en vie, que ce n'est pas un mirage même s'il n'est plus le même. Au lieu de faire à nouveau l'erreur de rejoindre Éros et de m'assurer qu'il va bien, j'observe Ayden venir vers moi. Je lui souris avec un hochement de tête, mais il ne me répond pas. Il paraît crisper et je remarque qu'il contracte la mâchoire. Il se place à ma droite et pose une main au creux de mes reins. Il me chuchote à l'oreille :

— Continue de sourire.

Je m'efforce de suivre son conseil. Je remarque que certaines têtes se tournent vers nous et paraissent attendries par le geste du jeune homme à côté de moi.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— On a un code rouge.

Je me retiens de me tourner vers lui et de le regarder avec stupéfaction. La signification des différents codes m'a été expliquée dès le début de ma prise de fonction. Un code rouge... ce n'est pas censé arriver et encore moins lors d'un tel événement. Il y a eu une intrusion qui a conduit à une ou plusieurs morts. J'expire lentement.

— On fait quoi ?

— On t'extirpe d'ici avec plusieurs gardes. Ils prennent la couronne et la cape qui sont beaucoup trop lourdes pour que tu puisses te déplacer rapidement et je t'emmène dans ton bureau. Tu t'y enfermes et n'ouvres sous aucun prétexte.

— Je devrais venir voir ce qu'il se passe avec toi.

— Surement pas.

Je retiens la remarque acerbe que je suis sur le point de lui lancer et acquiesce sachant pertinemment que je ne suis pas censée me mettre en danger à présent...



Ayden me précède dans le couloir. Je viens de confier mes ornements encombrants aux gardes qui nous suivaient. Mon ami est aux aguets et je le suis tout autant. Avec ma robe de princesse énorme, je ne peux pas atteindre ma dague accrochée à ma cuisse ou le couteau à ma cheville. Comme si Ayden avait lu dans mes pensées, il me tend une dague en gardant le regard fixé devant lui. Je la saisis et la place devant mon visage en essayant de percevoir le moindre bruit.

— On ne passe pas par les escaliers principaux, chuchote-t-il.

Nous nous sommes déjà pas mal éloignés de la salle de réception et l'ordre a été donné de ne pas laisser les invités vaquer dans le palais sans une garde rapprochée et sans raison. Pour l'instant, les couloirs me paraissent calmes, mais je sais qu'il faut se méfier de l'eau qui dort. Soudain, Ayden se redresse. Je fronce les sourcils en attendant une explication. Il se retourne vers moi.

— Alex est blessé, il vient de trouver une dizaine de corps dans le hall.

— Fonce ! je le pousse pour qu'il y aille. Je lis une réticence dans ses yeux. Je sais me débrouiller seule. Je me barricade dans mon bureau.

Il fait un pas en arrière en m'observant et en fronçant les sourcils.

— Rends-toi invisible ou un truc comme ça. Je te rejoins là-haut au plus vite.

J'acquiesce et il se retourne enfin et part en courant.


Le Joyau de Nostraria, tome 3 : la naissance d'une légendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant