Maxwell
J'hésite, je ne devrais pas, mais j'hésite. Franchir cette porte résoudrait tout un tas de problèmes, mais pas les miens. J'ai tellement peur. Une voix dans mon dos m'interpelle : "Maxwell", c'est William Argon, un des membres de la 214, et il se tenait derrière moi, seul. Son visage est crispé de douleur, son bras ensanglanté est serré contre son corps, et à chaque respiration, il hoquète, luttant pour rassembler ses mots. Et avant même que je finisse de me retourner, sa voix chargée de colère retentit, tel un coup de tonnerre. "Qu'avez-vous fait, bordel ! Depuis que vous avez ramené votre fils, et seulement lui, c'est l'hécatombe ici, à chaque pas, on tombe sur des nuées de cadavres. Qu'avez-vous fait pour les énerver autant ? Qu'avez-vous fait pour le retrouver ? Que devons nous faire pour retrouver les autres ? Et maintenant, vous, qu'allez-vous faire, continuer à vous enfuir ? A nous mentir en nous promettant une solution imaginaire ? À détruire tout ce que vous approcher ? Même votre fils n'a pas l'air heureux de vous avoir comme père ! Vous êtes une abomination. Vous n'avez rien d'humain." Il était fou de rage, ses paroles sont entrecoupées par des quintes de toux, expulsant des glaires épaisses de ses poumons.
"Oui, vous avez raison" Je peux voir de l'incompréhension sur son visage. Il attendait probablement que je le contredise, prêt à déverser toute une flopée d'insultes pour se défouler.
"C'est tout ? Vous êtes responsables de la mort d'un nombre incalculable de personnes, de milliers de blessés, et de traumatismes de la population entière, et c'est tout. Dites-moi ce que vous comptez faire, que vous allez mettre en pratique votre solution miraculeuse"
Hélas, les miracles, ça n'existe pas, ce ne sont que des illusions éphémères. "Vous avez dû vous en rendre compte. En ramenant Arthur ici, les portes ont explosé, elles crachent des monstres et engloutissent aussi vos concitoyens. C'est un équilibre fragile, un équilibre qui a été rompu. Il n'y a plus de stabilité de la matière. Chaque monde ne peut en supporter qu'une quantité finie, comme vous le savez déjà, le nôtre n'est pas différent des autres. Jamais nous ne pourrions trouver un monde qui pourrait nous accueillir..."
Il me coupe la parole toujours aussi furieux : "Vous insinuez que toutes ces missions n'avaient aucun intérêt, juste de nous laisser croire à une solution de repli, une quête impossible ? Allez, avouez-le, soyez honnête pour la première fois dans votre vie"
"Plus ou moins. Les missions servaient aussi à vérifier ce qui n'étaient que des hypothèses, à les compléter et à mieux les comprendre. C'est vital, si l'on veut trouver une solution viable. Vous le comprenez j'espère." Je marque une pause, attendant qu'il continue de jeter sa colère sur moi, mais non, il reste silencieux, ou du moins, il la contient, alors je continue. "En ramenant Arthur, cet équilibre de matière a été complètement brisé, c'est pour ça que tout part en vrille, mais je pensais pas à ce point là, c'est vrai, j’ai été dépassé par la proportion des éléments."
"Renvoyez le d'où il vient alors, il ne pourra pas être moins bien traité qu'avec vous, et vous sauverez des millions de vie. Vous n'aurez qu'à l'écrire sur votre nouvelle devanture, ça devrait vous plaire, ça hein ?"
Ses éclats de voix étaient comme des éclairs dans l'air chargé d'électricité. Mais je soupçonne dans son regard, que son discours est seulement dicté par la haine et la peur. Et je devine également une lueur de désarroi se réfléchir sur son iris sombre. "Le problème n'est pas là. Même si je renvoyais Arthur, rien ne changerait. Sa disparition n'était pas la cause du problème, mais une conséquence. Son retour n'a fait qu'accélérer l'inévitable."
"Quelle est cette cause alors ? Si vous dites que vous avez une solution, c'est que vous la connaissez, n'est-ce pas ?" Il ne demandait plus, il exigeait, il voulait des réponses.
Mes doigts se crispent instinctivement sur le morceau de bois, preuve tangible de l'inexplicable.
"Arrêtez vos cachotteries, il n'y a plus de temps pour ça. Crachez le morceau !"
"Lorsque des personnes disparaissaient par les portes immobiles, absolument personne ne se souvenait d'eux, personne n'a cru à l'existence de mon fils, ni même de ... votre ami".
"Alexandre" Il me coupa la parole, pour défendre sa brève amitié.
"Soit. Pourtant lorsque les portes ont implosé et que tous les mondes se sont mélangés, vous vous en êtes souvenus. Savez-vous pourquoi ? Parce que l'on ne se souvient pas des disparitions et des changements de son propre monde. Si un de ces animaux avait été aspiré, vous vous en seriez souvenu."
"Mais vous, vous vous souveniez"
"Oui" admis-je. Son regard est indescriptible, une énigme d'incompréhension. Il voudrait comprendre ce qui se passe mais il ne peut pas, il voudrait aider, mais c'est inutile, il voudrait revenir en arrière, mais c'est impossible. Il voudrait tout, mais il n'est rien.
"En cherchant Arthur, je suis allé dans le monde qui a créé ces portes. Ils les utilisaient comme transport touristique. C'est une société extrêmement avancée dans bien des domaines, en sciences en particulier, en revanche, sur le plan humain, ou quelque soit le nom de cette espèce, c'est une autre histoire. Certains ont tenté de s'enfuir de ce régime qui pourrait s'apparenter à une dictature, ils ont donc ajouté un système d'électrocution dans les portes en cas de non-conformité. Et pendant leur voyage, ils étaient sans cesse surveillés."
"D'accord, ils ont créé ces portes, mais l'histoire de leur pays, bien que très fascinante, ne va pas nous aider à régler notre problème, quelle est votre solution ?" Il continuait de me presser, d’insister, malgré ses mots ponctués par des spasmes et son souffle laborieux, et alors même que son bras pendait lourdement à son épaule.
"Laissez-moi y venir. Seulement un jour, un garde a permis à un enfant de s'échapper, sans connaître les conséquences d'un tel geste. Il voulait simplement lui éviter la vie difficile qui était promise à tous" Je lui tends le morceau de bois, afin qu'il puisse l’examiner, et je continue. "C'est ce qui s'apparente à un acte de naissance."
"Qu'est-ce que ça veut dire au juste"
"Que je suis originaire de là-bas"
Il reste dubitatif, il peine à croire mes paroles. Mais je ne peux pas lui en vouloir, je ne voulais pas l'admettre non plus. J'ai pris conscience de ce fait seulement lorsque j'ai vu ce morceau de bois dans les mains d'Arthur quand je suis allé le chercher.
Je continue mon explication, et bien que l’inverse me semble impossible, j’espère me tromper. "Si je me rappelle de toutes ces disparitions alors que l'on ne peut pas se souvenir de celle de notre propre monde, alors c'est que je n'en fait pas partie. Si j'ai pu construire ce type de portail alors que tout le monde pensait qu'il s'agissait d'une simple folie , c'est parce que dans ma mémoire, j'avais des restes de ces mécanismes et des plans que j'avais observé pendant des heures, me dévouant dès mon plus jeune âge à une carrière scientifique. Comme des fragments de connaissance qui ne m’appartenaient pas. Seulement les matériaux entrant en jeu dans la composition et le manque de précision de la mémoire d'un enfant, a créé le basculement que nous avons connu."
Il me coupe sèchement "Vous allez y retourner."
"Je devrais", mais c'est plus compliqué. Cela signifierait ne plus revoir Arthur, le laisser seul, abandonné dans un monde au bord de l'implosion.
"Vous n'avez jamais prononcé d'aussi long discours et c'est lorsque le temps manque et que des gens meurent par votre faute que vous vous y mettez. Je vous souhaite de souffrir, atrocement"
Un silence pesant s'abattit sur nous, brisé seulement par le sifflement du vent dans les arbres survivants environnants. Puis, soudain, un fracas assourdissant me surprit, projetant dans les airs des cailloux, des touffes d'herbes, une chaussure lacée, des arbres, une balle, des bêtes non répertoriées, et un souffle me propulsant violemment en avant. Alors que je m'apprête à toucher le sol, je sens mon souffle se couper à cause d'un coup dans le thorax, et lorsque je baisse les yeux, j'y vois une lame enfoncée jusqu’au manche, la sensation glaciale du métal me déchirant la chair envahi chaque fibre de mon être. Je sens alors une main puissante me pousser en arrière, à travers la porte. Et face à moi, mon interlocuteur, ne devenant plus qu’une tâche sombre au centre de ma vision qui se trouble.

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Dédale
Misterio / SuspensoQue feriez-vous si les portes s'ouvraient devant vous, dévoilant des mondes imprévisibles et dangereux ? Bienvenue dans l'univers créé par le docteur Henri Maxwell, un savant fou aux idées sinistres. Ce monde où chaque porte est une menace crachant...