Arthur
Je repose le journal sur la table face à moi, laissant un soupir s’échapper de mes lèvres. Vingt ans déjà. Vingt ans à attendre chaque jour, chaque heure, à chaque seconde qu'il revienne, et vingt ans que rien ne change.
À chaque fois que mes yeux parcourent ce genre de témoignages, j’ai l’impression de devenir fou, une question brûlante persistant : comment ont-ils pu oublier ce carnage ? Les portes, les montres, les disparus aussi, comme si tout avait été emporté par les vents violents de la tempête. Le plus impressionnant c’est ce que leur esprit à reconstituer pour justifier ces pertes et la destruction massive de la ville. Pour eux, c’est juste un cauchemar récurrent un peu flou, mais qui ne fait pas partie du réel. Comment pourrait-on croire que des hordes de créatures aux dents saillantes venant d’une autre dimension par une simple porte, se jetant sur vous et déchiquetant tout sur son passage, ce soit la réalité ? Et puis les témoignages divergent beaucoup trop, les vécus sont différents et les ressentis encore plus, il était plus simple d’accepter l’idée d’une éruption volcanique. Ces hallucinations ou signes horrifiques prémonitoires comme certains les appellent, étaient pourtant bien réels, mais rien de visible sur les caméras de surveillance, alors pour eux, c’est comme si tout ça n’avait jamais existé. En revanche l'éruption, elle, a bien eu lieu, ou du moins c’est ce qui pourrait s' apparenter, c’était comme si la terre se retournait elle-même contre les habitants à cause de la présence des créatures. Même si on enlève leur existence, leurs conséquences restent gravées dans le marbre.
Même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas se rappeler de tout ce qui s’est passé. Pourtant, je me souviens, et les autres aussi. Tous ceux qui ont déjà traversé une de ces portes se souviennent, et ça se voit. On les reconnaît aisément, ils regardent toujours autour d’eux, près à bondir si un monstre se jetait sur eux, ils ont des regards nostalgiques en pensant à toutes ces pertes qu’ils ne peuvent même pas pleurer. Certains ont choisi de ne pas installer de porte dans leur maison, car elles étaient pour eux sources des plus grands malheurs. Mais personne n’en parle, enfouissant ces souvenirs dans les tréfonds de leur conscience, seule la tristesse inscrite sur leur visage est la preuve de ce qu’ils ont vécu. Nous n’appartenons plus vraiment à ce monde, nous sommes des prisonniers des souvenirs.
Il a fallu du temps pour reconstruire, beaucoup de temps. Nina a pris les rênes du laboratoire après la disparition de mon père. Il n’avait jamais voulu toute cette destruction, alors avec les fonds du laboratoire, elle a financé grand nombre d’infrastructures, de personnels compétents pour la recherches de victimes, des spécialistes pour la purification de l’eau. Elle a toujours fait tout ce qu’elle pouvait pour honorer la mémoire de mon père et réparer ses erreurs, bien que son existence a été effacée des mémoires de la population.
Dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai repris ses travaux, mais je ne reproduirai pas les mêmes erreurs que mon père, je ne resterai pas seul. Je ferai tout ce qu’il m’est possible pour le retrouver, le revoir, juste une fois. Je sais ce qu’il se passe là-bas, comment on vous traite, il ne peut pas y rester éternellement. Il a été plus simple de reconstruire la ville, que de me reconstruire après tout ça.
Aujourd’hui, la vie a repris son cours, on dirait presque que rien ne s’est passé. Avec le CRM, il y a quelques semaines, il y a eu l’inauguration d’un nouveau bâtiment de mécatronique pour le biomédicale, dédié à la mise au point de membres artificiels. Tous les explorateurs concernés avaient été invités, mais peu d’entre eux sont venus. Mais parmi les visages familiers et les sourires polis, j’ai aperçu William Argon. Je ne le connais pas bien, mais je sais qu’il a aidé mon père à rétablir l’équilibre, qu’il l’a accompagné lors de son sacrifice. J’aurais voulu le remercier, d’avoir été là pour lui alors qu’il n’était pas la personne la plus agréable, ni recommandable à l’époque. Mais le voir lui, alors que mon père n’est plus là, je n’ai pas réussi à prononcer un seul mot. Lui aussi semblait un peu mal à l’aise, il a tout de même esquissé un sourire avant de me lancer : ”Le fils prodige en personne, à croire que les Maxwell ont le don pour hanter ces lieux, n’est-ce pas ? J’espère que tu as seulement hérité de son intérêt pour la science, et pas de ses mécanismes de pensées, on sait tous que ça n’a pas tourné à son avantage. Mes félicitations pour l’agrandissement”. Il a terminé sur un petit rire en levant son verre avant de s’éloigner, mais quelque chose dans son regard laissait supposer qu’il ne s'agissait que d’une image de façade. Nina m’avait prévenu que c’était souvent sa réaction pendant les moments pesant. A cause de son bras, il n’a jamais pu devenir pilote comme il l’avait toujours rêvé.
Les autres explorateurs ont pour la plupart coupé tous contacts avec notre laboratoire après avoir obtenu leur solde. Je ne peux pas leur en vouloir. Si ce n’était pas pour mon père, je voudrais ne plus jamais remettre les pieds ici, cet endroit est maudit. Seuls les Vesperovski, sont restés et sont encore là aujourd’hui. Ils sont devenus responsable qualité et ingénieur produit, ce sont d’excellents éléments, ils motivent leur collègues par leur dynamisme et leur esprit d’équipe. Je les revois régulièrement aux réunions, pendant la pause repas, et je n’ai pas l’impression qu’ils m’en veuillent d’être le fils du terrible docteur Maxwell. Malgré tout je n’ai jamais osé les approcher, je vois leur tristesse, et j’ai lu dans leur dossier qu’ils avaient eux aussi perdu des proches. Je sais que mon père n'avait pas vraiment de bonnes relations, avec qui que ce soit, et j'ai peur que leur adresser la parole fasse ressurgir en eux ces démons et leur peine. Il y a en déjà trop eu, et même si elle est impalpable, elle est toujours là, dans une mémoire profondément cachée dans les méandres d'un cerveau effrayé. Sous forme de cauchemar, de film ou n'importe quel récit de fiction.
Papa, je te retrouverai, il ne peut pas en être autrement. S’il y a bien une personne capable de trouver une solution, de rentrer comme si de rien n’était, avec encore plus d’idées dont tu es le seul à comprendre, c’est bien toi. J’ai la certitude qu’un jour ne chemins se croiseront à nouveau, et je continuerais à espérer, à croire à la possibilité d’un miracle.
Je t'attends.
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Dédale
Misterio / SuspensoQue feriez-vous si les portes s'ouvraient devant vous, dévoilant des mondes imprévisibles et dangereux ? Bienvenue dans l'univers créé par le docteur Henri Maxwell, un savant fou aux idées sinistres. Ce monde où chaque porte est une menace crachant...