Episode 4 : lambeaux

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   Apache Junction – Arizona


   Je marche d'un pas rapide le long d'une route fréquentée. Préoccupée, je repousse mes longs cheveux d'un geste désabusé. J'ai chaud et je me sens épuisée par mes nuits sans sommeil. La journée s'annonce désastreuse, je le sais, je le sens.

Dans le reflet d'un véhicule garé sur le bas-côté, je scrute ma silhouette élancée. Je sais que je ne suis pas moche et pourtant, je n'aime pas mon reflet. Je me trouve trop grande du haut de mon mètre septante-cinq, trop imposante et trop maladroite. 

Mon visage, bien souvent sérieux, est un peu rond, comme si le temps n'avait pas encore effacé les pommettes de mon enfance. Régulièrement, on me donne quelques années de moins et cela m'insupporte, car je voudrais enfin être prise au sérieux, me sentir considérée par les autres. Je réalise à quel point je suis à la recherche de l'approbation des autres. Malheureusement, je suis souvent déçue et incomprise.

Je traverse un parking poussiéreux et pénètre dans un petit restaurant. Celui-ci est empreint d'une ambiance chaleureuse, quoiqu'un peu vieillotte. Les tables en bois massifs rappellent les saloons de l'époque, sans les cow-boys qui vont avec.

Les murs de l'établissement sont recouverts de vieilles plaques d'immatriculations, accrochées en pêle-mêle. Mon premier jour de travail, Matt en avait décroché une du mur, celle de l'état d'Hawaii et me l'avait tendue en souriant.

-C'est un petit souvenir au cas où tu t'envoles d'ici, bientôt ?

Je ne suis pas partie depuis. Cette invitation au voyage m'avait pourtant donnée des envies d'évasion. Mais mon passeport n'a jamais beaucoup servi. Je ne sais même pas pourquoi j'en ai un dans mon tiroir. Il doit sûrement être périmé depuis.

Un homme baraqué, mais de petite taille me dévisage un moment puis se lève et se dirige vers moi, un peu hésitant.

-Ça va Leo ?

J'aimerais lui dire que cela ne va pas, mais j'ai peur de l'insupporter.

-Oui, ça va Matt. Ne t'inquiète pas pour moi.

-La saison touristique commence, j'ai besoin de toi.

-Je sais. Ça ira, j'en suis sûre !

Il me regarde longuement, peu convaincu par ma réponse.

-Tu sembles encore épuisée, je me fais du souci pour toi.

-Je sais Matt, je sais.

Mal à l'aise, je me dirige vers un couple de clients, tout en enfilant un tablier. Par mégarde, je frôle ma collègue Susan qui me dévisage froidement. Elle observait notre conversation de loin.

Je ne m'arrête pas pour la saluer, marre des regards en coin et des jugements hâtifs, j'ai juste une furieuse envie de fuir, d'être ailleurs, aussi loin que possible de ma petite vie pathétique.

Après avoir pris la commande du couple, je me précipite instinctivement dans les réserves du restaurant puis frénétiquement, je me mets à trier les aliments qui me tombent sous la main. Je range, je nettoie tout en tremblant. Je dois me ressaisir, mais je n'y arrive pas.

Perdue dans mes pensées, je sursaute lorsque la main de Susan, ma collègue d'une quarantaine d'années, se pose sur mon épaule.

Je me retourne vivement pour lui faire face, le visage fermé. J'ai envie de repousser sa main, de lui crier de me laisser seule, mais je reste immobile.

Mes yeux brun clair paraissent translucides sous la lumière des néons, un étrange mélange de noisette, tâché de jaune. Je sais que j'ai l'air instable face à ma collègue, imprévisible et fébrile. Elle ne m'apprécie pas depuis plusieurs années, son regard me le prouve chaque jour. Pourtant, je tente de garder la tête haute. J'ai gagné ma place dans ce resto à force d'heures sup et de décrotter les toilettes.

-Tu n'as jamais été très loquace sur ta vie, Leo. Tu crois que tu vas tenir la journée ?

-Oui, merci, Sus.

Les jambes immobiles de ma collègue me paraissent soudainement très blanches, blêmes. Je cligne des yeux, étonnée. De petites veines rouge vif apparaissent spontanément sur sa peau laiteuse.

-Sus ? Mais qu'est ce ...

La peau de ma collègue est un mélange surprenant de blanc et de rouge, des lambeaux se détachent de son épiderme et tombent sur le sol.

-Susan ? Tes jambes ? Regarde.

Elle baisse le regard, surprise par mon attitude.

-Je vais bien. Es-tu sûre que ça va, Leo ? Tu as un comportement étrange...

Je cligne de nouveau les yeux pour mieux observer ses jambes. Plus aucune trace de rougeurs ni de lambeaux. Tout a disparu.

Embarrassée par mes visions de cauchemars qui envahissent maintenant mon quotidien, je baisse la tête. Avant, seules mes nuits étaient peuplées par ces visions.

-Leo, ça va ? Réponds-moi.

-Je ne sais plus vraiment si je vais bien.

Ma collègue tourne les talons pour me laisser seule. Je me prends le visage entre les mains, espérant retrouver au plus vite mes esprits.

-Leonora ! s'écrie Matt en pénétrant dans la réserve. Que se passe-t-il ici ? Susan vient de me dire qu'elle ne t'a jamais vue dans cet état.

Son regard sombre tombe sur moi et me glace le sang. Les mots me manquent, je ne sais plus quoi lui répondre. Je suis à deux doigts de fondre en larmes, mais ce n'est pas dans mes habitudes et ce n'est surtout pas le moment.

-Tu as une mine affreuse, rentre chez toi ! Dors jusqu'à demain et reviens-nous en forme !

Sans me défendre, je me mets à marcher lentement.

Je lance malgré tout un regard reconnaissant à mon employeur. Matt me laisse une chance de me ressaisir, mais est-ce qu'une nuit de sommeil suffira-t-elle pour aller mieux ? Je n'en suis plus si sûre.

J'attrape ma veste en passant puis je sors par la porte de derrière.

Le soleil inonde mon visage, me réchauffe doucement, la sensation de chaleur sur ma peau me réconforte quelque peu. Je m'adosse au mur pour fermer les yeux un instant et oublier ce qui vient de m'arriver.

Suis-je en train de rêver ou est-ce que ma vie est en train de basculer brusquement dans un cauchemar constant ?

Soudain, je plonge la main dans mon sac et ressors un trousseau chargé de porte-clés. Leurs titillements chatouillent mes oreilles et me rassurent. Je finis par me diriger vers la route pour récupérer mon véhicule.

Demain sera un autre jour.

Je me répète souvent cette phrase, mais je finis par ne plus y croire.

Supermundane tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant