Pourquoi personne n'est au courant pour mon petit frère ? On m'a toujours raconté que ma mère était morte en couche. Et je sais reconnaître les mensonges, alors c'est ce que tout le monde croit. Mais, maintenant que j'y pense, mon père n'en a jamais parlé. Et le pire c'est que je ne peux pas dire que je l'ai vu, ce frère inconnu, ça trahirait ma présence dans les souterrains pour seul résultat d'être prise pour une folle. Et en parler à mon père, ce n'est même pas la peine d'y penser. Déjà de base je ne peux pas lui parler, alors sur un sujet aussi tendancieux...
Je n'ai pas revu mon frère depuis la dernière fois. La gemme ne s'est plus manifestée dans les souterrains pour me guider, et sans son aide impossible de le retrouver. Pourtant, à chacun de mes passages, j'en fais du chemin. Ma condition physique me permet de ratisser large. Les éducateurs sont toujours impressionnés par mes prédispositions à tout ce qui touche aux activités physiques et sportives. Même s'ils prennent soin de me rappeler que ce sera parfaitement inutile pour une Reine.
Ce matin j'ai d'ailleurs eu droit à des entraînements à l'épée. Une Reine n'a pas à se battre, mais se doit de savoir manier l'épée. J'ai toujours du mal à cerner la logique de leur enseignement, mais sur ce point au moins je n'ai aucune raison de les remettre en question. Pour une fois qu'un enseignement m'intéresse.
Mais pour l'instant, c'est l'heure de la pause, et je me précipite vers la sortie. Au passage, les gardes me font signe sans prendre la peine de faire une révérence. Ils savent que je n'aime pas qu'on se prosterne, alors ils le font seulement quand mon père est à côté. Maintenant qu'il est alité, ils sont plutôt tranquilles.
Je suis très appréciée des gardes, ça leur fait du bien d'être enfin reconnu par une membre de la famille royale. Mon père est du genre à les considérer comme de simples pions sur un gigantesque échiquier. Et de même pour le peuple, les gens voient les gardes comme des êtres sans âmes qui suivent à la lettre là volonté du Roi. Ça me fait mal au cœur de me dire qu'il n'y a qu'entre eux, ou avec leurs proches, qu'ils sont vus comme les humains qu'ils sont vraiment.
Heureusement, il y a toujours la cuisinière, Jeanne, pour appeler les gardes chacun par leur nom lorsqu'elle les sert. Je suis toujours épatée par sa mémoire. Elle retient les noms de chaque personne qu'elle rencontre. Et il y a aussi Thanor. Il ne parle pas, mais son regard parle pour lui, il voit les humains derrière les apparences. Je ne suis même pas certaine qu'il voit les apparences. Par contre, je n'ai jamais compris ce qu'était son rôle dans le palais. Il est muet, ne sait pas écrire, et ne fait rien de particulier que d'autres ne pourraient faire. Mais impossible d'imaginer le palais sans lui tant il fait partie des meubles. Je le croise d'ailleurs à la sortie et il me fait un petit signe de tête sans s'arrêter.
Depuis un certain temps maintenant, j'ai pris l'habitude de me rendre à la taverne. Je prends une boisson et m'installe dans un coin de la salle. C'est tellement impressionnant, tout ce qu'on peut apprendre auprès du peuple. J'entends tous les ragots, tous les idéaux, tous les problèmes, toutes ces choses qui paraissent stupides à mon père et qui pourtant font toute l'importance et la vie de son Royaume. À simplement rester là, assis à une table, il aurait pu apprendre tant de choses, comprendre son peuple, comprendre ce qu'on lui reprochait. Remarque, sa simple présence ferait cesser toutes les discussions. Comme pour moi la première fois que je suis venue. Une tournée payée avait suffi à débloquer les conversations.
– Moi j'vous le dis, y a tout qui part à vau-l'eau dans ce pays. V'là ti pas que hier soir je me fais agresser par un putain de loup ! Ouais, chez moi, il a débarqué devant ma porte ! Et il était vénère hein ! Les loups normalement ça ose pas venir, mais lui là il voulait ma peau. Un coup de hache et il s'est vite calmé le bestiau.
– Eh bah putain ! Comme quoi y a pas que les humains qui deviennent dingues !
– Ouais bah c'est sûr que nous aussi on risque de devenir violents, avec l'autre Roi de mes bourses qui arrive encore à nous les briser depuis son lit de mort !
– Y serait temps qu'il saute, lui ! Que ce soit sa fille, là, Alice, qui prend sa place. Elle est bien elle.
Ils ne m'ont pas remarquée alors je prends soin de couvrir mon visage pour ne pas être repérée.
– C'est vrai qu'elle est bien elle ! Au moins une qu'on voit un peu plus ici !
– Elle au moins elle nous comprend. T'as entendu les phrases qu'elle peut te sortir des fois, heureusement que son père n'est pas là pour l'entendre, sinon elle s'en prendrait une belle.
– Mais on serait là pour lui mettre une torgnole en retour !
– Et il la mériterait bien !
– Et s'il pouvait en crever ça nous arrangerait bien, tiens. Que sa fille prenne sa place une bonne fois pour toute. Avec tous ces guérisseurs il en a encore pour longtemps sinon.
– Et bah qu'on aille lui mettre ce qu'il mérite ! s'exclame l'un d'entre eux qui commence à s'échauffer.
– Calme-toi Fab ! T'as trop forcé sur la binouze !
– Pourquoi je me calmerais ? J'vais lui foutre une bonne raclée à ce connard de Roi !
Toute la salle s'était tournée vers leur table, alertée par les cris de rage.
– T'es pas bien de gueuler comme ça ? T'imagines si la garde t'entends ?
– Bah qu'ils viennent me chercher ces sacs à fumier ! J'vais leur faire bouffer leur cœur par le cul !
– Calme-toi putain !
– Et ce Roi ! J'vais le... j'vais... arracher ses tripes... bouffer ses poumons...
Le Fab en question n'arrive même plus à parler, de la bave s'échappe de ses lèvres. Il est empli d'une haine monstrueuse qu'il est incapable de contenir. Je remarque une trace de morsure sur son avant-bras, c'est l'homme qui s'est retrouvé face au loup, et il en a gardé une trace dont il n'a pas parlé. La situation fait écho dans mon esprit avec cette histoire de malédiction. Homme et loup. Humains et bêtes. Tout le monde essaye de contrôler l'homme devenu incontrôlable, pendant que je prends conscience de ce qui se déroule sous mes yeux. La prophétie de la sorcière. Une haine monstrueuse, qui touche les humains et les bêtes. L'homme commence à frapper les autres avec une violence inouïe. Je découvre la prophétie, et comme par hasard trois jours plus tard il se passe ça. La coïncidence est trop forte pour en être vraiment une. Un claquement retentit et le corps de Fab s'écrase sur le sol, sans vie. Des éclats de voix retentissent de toute part, reprochant à l'arbalétrier d'avoir tué de sang-froid un homme, ou soutenant qu'il n'y avait rien d'autre à faire pour Fab.
– SILENCE ! je hurle en me levant de ma chaise et en retirant ma capuche.
Le calme se fait instantané. Je n'en suis pas surprise, pourtant de l'extérieur il devait être surprenant de voir tous ces gens en colère s'interrompre face à l'autorité d'une fille de 15 ans.
– M. Deliosar a eu raison de faire feu, cet homme était condamné. Son comportement ne laisse aucune place au doute, un mal est en train de gagner notre royaume. Plutôt que de nous affronter les uns les autres, nous devrions en chercher l'origine avant de tous subir le même sort.
Un silence respectueux suit ma prise de parole. Cette fois en revanche, je suis surprise que personne ne cherche à me contredire. J'ai fait preuve en un instant de davantage d'autorité que mon père n'en a jamais exercé sur le peuple. Du moins, quand il n'utilise pas la force. Je salue l'assemblée pour prendre congés.
– Veuillez nous excuser, ma Reine, dit un homme alors que je m'apprête à sortir.
Je me rends compte après coup qu'il vient de m'appeler "ma Reine", au lieu de Princesse.
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Damnation
FantasyLe monde se meurt. Humains et bêtes, maudits, sombrent dans la haine et le peuple se révolte. Princesse du royaume, du haut de mes 15 ans, je pars à l'aventure pour faire face à une malédiction qui me dépasse et un peuple qui aurait dû être mien. To...