Chapitre 11

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Nous sommes hors de vue, certainement hors de portée, et probablement introuvables pour quelque temps. Pourtant on ne s'arrête pas. Je peux sentir la présence des poursuivants, même infime et lointaine, et peur et adrénaline guident mes pas. Mon frère n'en peut plus, je dois presque le traîner par le bras, mais je continue de gratter le moindre pas qui peut nous éloigner de nos ennemis. La marche est difficile avec toutes ces branches, tous ces buissons, dans l'absence totale de sentier. Soudain, Sam trébuche sur une racine et je me précipite sur lui.

– Je n'en peux plus, Alice...

– Je sais... Je vais te porter.

Je le prends dans mes bras et il s'accroche à moi avec force. La marche se fait plus lourde sur la terre boueuse. Chaque pas dégage un son immonde de succion pour accentuer la nausée de l'épuisement qui m'opprime. La paranoïa me fait craindre le moindre bruit et la fatigue m'empêche de fuir mes peurs. Un abri, c'est tout ce que je demande. Qu'on puisse se poser, même un simple instant, s'abandonner un temps à la fatigue. C'est après ce qui me paraît une éternité qu'enfin je vois un renfoncement dans la roche.

De la faible vitesse qui m'est permise, je nous dirige vers lui. Et pose mon frère avant de m'effondrer de soulagement.

– Alice, dis-moi qu'on a de l'eau.

Ce n'est plus une demande mais une supplication, et j'ai l'impression que la terre s'ouvre sous mes pieds. Dans la précipitation, je n'ai pas pensé un seul instant à prendre de quoi boire ou manger. Ni de quoi survivre dans la nature. Et en tant qu'enfant d'une famille royale, pour qui tout est servi sur un plateau d'argent, je n'ai pas la moindre idée de comment faire. Il avait fallu ce moment pour que je prenne conscience de mon statut hautement privilégié. Comment ai-je pu autant me plaindre de ma condition ? Je sens que cette nouvelle vie va me faire prendre conscience de la réalité des choses.

– Sam, je suis désolée...

Pas besoin de plus de mots pour que la panique s'inscrive sur le visage de mon frère.

– Mais comment on va faire ?

– On va trouver une solution. Je vais trouver une solution.

À nouveau, je ne sais pas si j'essaie davantage de convaincre mon frère ou moi-même.

– Écoute, tu vas rester ici, je vais voir ce que je peux trouver. S'il y a le moindre problème tu cries très fort. D'accord ?

– D'accord. Mais reviens vite, j'ai peur tout seul.

– Oui, ne t'inquiètes pas.

Je sors du renfoncement dans la roche pour affronter l'averse. Un simple seau aurait suffit pour collecter l'eau de pluie, mais nous n'avions rien d'autre que deux gourdes offertes par Thanor.

– Suis-je bête ? Sam, viens.

D'un pas fatigué, il me rejoint sous la pluie, et je lève le visage vers le ciel, ouvrant grand la bouche pour laisser les gouttes s'écraser sur ma langue. Du coin de l'œil je vois Sam m'imiter. On reste quelque temps à essayer de récupérer le plus d'eau qu'il nous est possible quand mon frère éclate de rire.

– J'adore la pluie !

Si j'avais cru qu'il me sortirait ce genre de phrase ! Mais c'est vrai qu'on parle toujours de mauvais temps alors que le mauvais temps n'existe que dans notre esprit, Sam qui n'avait jamais vu le monde extérieur voit la pluie comme un don du ciel. Et il a bien raison, je n'avais jamais goûté une eau si bonne. Comment peut-on nous faire croire, enfants, que l'eau n'a pas de goût ? Il faut ce genre de vécu pour prendre conscience de la vraie valeur de la vie. Les saveurs de l'eau sur son palais. Le visage enfantin de mon frère étincelant infiniment plus que toute l'or inutile du Palais Royal. Ce genre de moment qui nous rappelle que le bonheur peut se montrer si proche et accessible. Faut-il perdre son bonheur illusoire pour trouver le véritable bonheur ?

Emplie d'une confiance nouvelle, je commence à m'éloigner, car les gouttes ne seront pas suffisantes pour tenir le voyage. Nous sommes sur une petite butte où en contrebas s'étend un océan végétal. Un océan dont je me rends compte que je ne sais rien, incapable de nommer le moindre arbre alors que je suis supposée être une jeune femme instruite. Sûrement des chênes, des pins, des bouleaux... et plein d'autres dont je ne connais même pas les noms. Un monde magique dont je ne sais rien. Mais qui se montre si sublime.

Même la pluie, diabolisée stupidement. Ces gouttes qui ruissellent sur les feuilles. Ces mêmes feuilles qui luttent encore un peu avant leurs derniers instants quand vient l'automne. La petite brume qui cache partiellement la vue, lui offrant un voile de mystère pour accentuer sa beauté et émerveiller mes yeux dans mon retour en enfance. Une enfance dans laquelle je devrais encore être si on ne me l'avait pas volée. Le retour de cette envie d'arpenter ces terres pour en découvrir les secrets. Un regard neuf et pur, comme celui de mon frère quand enfin il était sorti de sa tanière.

Mes bottes s'enfoncent dans la boue et les gouttes ruissellent sur mon visage, me faisant me sentir plus vivante que jamais. L'odeur de la pluie emplit mes narines et ses sons chatouillent mes oreilles. Qu'est-ce que j'aime cette forêt, et qu'est-ce que je l'aimerai aussi lorsque le soleil reviendra, les animaux à ses côtés, et que le bruit de la pluie laissera place au bruissement des feuilles et aux chants des oiseaux. La nature est merveilleuse dans son cycle éternel de beauté à laquelle nous restons trop aveugles.

Un cours d'eau se dessine à l'horizon, le courant se frayant un chemin à travers les roches qui le sillonnent. Je peux entendre le clapotis des gouttes sur la rivière venant créer une multitude de cercles à la surface qui grandissent jusqu'à disparaître, remplacées par de nouvelles salves. L'eau semble claire du peu que j'arrive à voir dans la timide luminosité. Peut-être à tort, je décide d'y croire et remplis nos gourdes. Combien de temps ça va tenir ? Difficile à dire, mais nul doute qu'il faudra régulièrement nous réapprovisionner. Et espérons ne pas tomber malade...

D'ailleurs... Combien de temps va prendre le voyage ? Je sais que les gorges de Sénalune sont à l'ouest, connaît approximativement la distance à parcourir, mais où est l'ouest ? Nous n'avons aucune boussole et la précipitation m'a fait perdre toute notion de direction. Avons-nous dévié de l'ouest ? Nous approchons-nous toujours des gorges ? Ou nous sommes-nous retrouvés dans la direction opposée ? Malgré le risque, pas de doute, il nous faut trouver une boussole. Donc la civilisation. Mais nous n'avons même pas d'argent pour en acheter une, et mon statut de Princesse ne nous aidera pas au vu des circonstances. Bon, une chose à la fois, déjà réussir à trouver de quoi se repérer.

Un hurlement m'extirpe de mes pensées. Sam.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant