Chapitre 7

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C'est tout naturellement que mes pas me guident vers la taverne où j'espère entendre les ragots du peuple qui, peut-être, me permettront d'y voir plus clair. Georges est le principal sujet de mes préoccupations. Je n'ai pas trop de doutes sur comment il est au courant de l'existence de mon frère, il tient l'information de sa mère, mais pourquoi a-t-il disparu si longtemps pour revenir en accusant mon frère ?

Lorsque j'arrive dans la taverne, elle est déjà bondée. Je prends rapidement une boisson pour m'installer dans un coin et écouter ce qui se dit. Mes mains se crispent sur mon verre lorsque j'entends la voix de Georges s'élever au-dessus des autres.

– Le Roi se joue de nous. Il se prétend malade, mais l'est-il vraiment ? Je peux vous assurer que non, et ma mère est très bien placée pour le savoir.

Un rire général accueille son mensonge. Mon père est vraiment malade, et ça fait longtemps que sa mère n'est plus en mesure de savoir quoi que ce soit sur ce qui se passe au palais.

– Il cherche à nous faire du mal. Nous faire souffrir. Dans quel but ? Mieux nous asservir. Il espère que, frappés par le malheur, on va se retourner vers lui. Alors, il pourra nous sauver, réaffirmant son pouvoir. Il sait que le pouvoir lui échappe !

– Mais il n'est pas déjà trop vieux ? demande l'un des hommes. Quel intérêt de faire tout ça, si c'est pour mourir dans un ou deux ans ?

– Laisse-moi rire ! Crois-tu vraiment qu'il ne profite pas de nos morts ? La malédiction draine notre essence vitale pour l'offrir au Roi. Il nous paraîtra bien rajeuni quand il reviendra, tu peux me croire.

Un calme s'installe alors que j'attends venir les protestations, qui ne viennent pas. Comment est-il possible d'accorder autant de crédit à une histoire qui tient aussi peu la route ? Pas qu'elle soit si mal ficelée, mais on peut sentir combien Georges brode pour combler les lacunes de ses mensonges. Pas besoin de ma capacité à déceler les mensonges pour percevoir les siens.

– Mais comment as-tu appris tout ça ?

Ça y est, voilà une question pertinente.

– Crois-tu que je me suis tourné les pouces durant mon absence ?

Oui. Tu en serais parfaitement capable.

– Je me suis renseigné. J'ai fouiné. J'ai enquêté.

Je suis persuadée que s'il a fait quelque chose, ce n'est certainement pas enquêter, il n'a pas les compétences intellectuelles nécessaires pour ça. Fouiner par contre, ça lui va bien.

– Et j'ai trouvé les réponses.

Ce n'est même pas un mensonge, comment il a fait avec son cerveau monté à l'envers ?

– Il m'a suffit de relier entre elles les informations de ma mère et celles que j'ai pu apprendre sur la malédiction pour comprendre.

– Mais où as-tu trouvé ces réponses ?

L'expression mystérieuse que prend Georges pour répondre me donne envie de lui mettre des claques.

– Loin. Dans les gorges de Sénalune, où le mal a déjà sévi par le passé. Et on m'a appris ceci : "Pour faire naître la malédiction, un être cher doit être sacrifié. Alors l'être sacrifié se verra porteur d'un mal que seule la mort pourra briser."

Ça aurait dû être l'élément de trop. Celui qui fait comprendre que, depuis le début, Georges se paie la tête de tout le monde. Impossible de convaincre des esprits aussi rationnels avec une explication aussi abstraite. Sauf qu'il ne ment pas. Et une vérité au milieu de mensonges a une force impressionnante. Je m'empresse d'intégrer ces informations, sa citation s'inscrivant dans mon esprit.

Georges connait les gorges de Sénalune, il y est allé, et il a entendu parler de la malédiction. Sacrifier un être cher pour la faire naître...

Comme la vérité pourrait faire trop de mal à Georges, les mensonges reprennent leur place dans ses paroles.

– Et cet être cher qu'a choisi le Roi, c'est son fils caché.

J'entends les cris d'indignation traverser l'auberge et s'en est trop pour moi. Je quitte discrètement le bâtiment, non sans entendre au passage une phrase à mon propos.

– C'est pour ça qu'il n'a rien dit à sa fille ! Il savait qu'elle prendrait notre défense, et l'a laissée dans l'ignorance !

Et je referme la porte sur un "Alice, Reine de Solstieg !"

Le silence qui prend place est d'une douceur exquise pour mes oreilles, lassée d'entendre de tels mensonges proclamés en toute impunité. Si j'avais encore des doutes, le monde va mal. Et je pense avoir tout vu quand mes yeux se lèvent vers une femme en pleurs, debout sur le rebord d'une fenêtre. Qu'est-ce qu'elle... Je la vois se pencher et comprends.

– Non ! Madame, ne faites pas...

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase que déjà elle flotte dans les airs et je m'attends à ressentir cette sensation dont on parle toujours, où on a l'impression que le temps s'arrête. Mais non, l'instant d'après elle s'éclate au sol et le bruit de la chair qui explose et des os qui se brisent résonne dans la rue déserte, tirant les habitants de leur ennui quotidien. Les fenêtres s'ouvrent de toute part sur des curieux avides de potins. Puis se referment sur des visages horrifiés et dégoûtés, car même un bon potin ne vaut pas une telle vision d'horreur. Sauf certains courageux qui sacrifient leur dégoût pour le bien des ragots du lendemain. La rue prend vie sous les cris horrifiés et le peuple se masse autour du corps, à une distance plus marquée par le dégoût que le respect.

Je reste paralysée, contemplant les dos qui se sont placés entre mes yeux et la femme dont le corps formait un angle impossible au milieu d'une flaque de sang. Je savais ce qu'était la mort, mais la voir de mes propres yeux, aussi violente, aussi affreuse, sans une petite voix pour me dire "il n'était plus vraiment lui-même" comme pour ce Fab, est une expérience qui n'a rien à voir. Rien. Toute la réalité de la chose prend forme. Le dernier instant de la vie avant que tout ne disparaisse, que le passé ne s'envole dans l'oubli. Ce passage par lequel nous passerons tous. Et voir cette fin, sous ses yeux, nous rappelle la fragilité de la vie et le destin qui nous attend tous. Quel est le sens de tout ça ? Pourquoi faire tant de choses de notre vivant si c'est pour que tout disparaisse comme ça, soudainement, sans qu'on ne puisse le prévoir ? Sauf pour cette femme, qui a décidé de prévoir. Elle a choisi l'instant. Mais pourquoi un tel choix ?

– Ils sont tous dingues en ce moment ! s'exclame une femme. Ce matin, il paraît qu'on a aussi retrouvé un couple pendu.

Suicidés. Un couple. Une femme. Ainsi sont-ils appelés, car ils n'ont déjà plus de noms, ramenés à l'état de simples défunts qu'ils sont aujourd'hui, leur passé humain déjà disparu même dans les mots.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant