Chapitre 5

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– Dame Alice, réveillez-vous !

J'émerge à grande peine de mon lourd sommeil. Dans mon cauchemar, tout le monde devenait fou et se mettait à agresser quiconque passait à proximité. Cette histoire de malédiction m'encombre l'esprit jusque dans mes songes.

– Dame Alice ! Vos enseignements vous attendent, allez, debout ! Comportez-vous comme la future Reine que vous êtes !

C'est tout un art d'épuiser quelqu'un dès le réveil, et Béatrice est maîtresse dans cette exercice. Béatrice, c'est la gouvernante du palais depuis des millénaires. En ressenti. Et depuis la mort de ma mère elle a aussi hérité de son rôle, et autant elle est excellente en tant que gouvernante, mais en tant que mère c'est une catastrophe. Elle prête une oreille moins attentive qu'un sourd à mes paroles, voit mes problèmes moins bien qu'un aveugle, et se montre aussi douce qu'une vierge de fer. Après, si je suis tout à fait honnête avec moi-même, la mauvaise foi joue beaucoup sur mon avis, mais ça je penserai à l'accepter dans quelques années. Peut-être. Il faut dire qu'elle n'aide pas avec sa façon de me parler à la limite des insultes. Sans mon statut, on y serait. Et si elle ne se montre pas violente, ça ne l'empêche pas de balancer mes vêtements sur le lit au lieu de ma tête avant de quitter la chambre en claquant la porte.

J'assassine du regard l'horrible robe à froufrous qu'elle m'a laissée et me lève pour saisir dans mon armoire un pantalon large en tissu gris foncé et une chemise légère bleu clair. Tout de même, j'ai une image à soigner. Déjà que je dois supporter cette chambre de conte de fée qui accueille plus de rose que le jardin royal, et qui dans ses ornements a reçu plus de distinctions que ne pourrait en avoir mon père pour son art à manquer de respect aux autres. Et tout ça pour quoi ? Parce que je suis une Princesse. Si j'avais été un Prince, je n'aurais pas eu à supporter toutes ces niaiseries. Après, quand je vois les autres Princesses, je me dis que c'est peut-être moi le problème, vu comment elles peuvent être maniérées dans leurs tenues bien plus travaillées que leur faculté à penser. La seule touche d'excentricité que j'aie jamais trouvée dans leur tenue, c'est ce choix surprenant du balais dans le postérieur. Le visage qu'elles affichent est d'ailleurs peut-être dû à la douleur et non au dédain.

Non, vraiment, j'ai du mal à croire que ce soit moi le problème. Sauf pour ce qui est de se lever. Qu'est-ce que je dois suivre comme cours aujourd'hui ? Eh mais au fait... J'entends le pas caractéristique de la gouvernante qui revient vers ma chambre, et malheureusement je sais déjà ce qu'elle va m'annoncer...

– Mes excuses, j'avais oublié que vous étiez dispensée d'enseignements dès la veille de votre anniversaire. Vous pouvez retourner vous coucher.

– Un peu tard pour ça non ?

– Il semble toujours trop tôt pour sortir du lit, je suppose donc qu'il n'est jamais trop tard pour y retourner.

J'ai beau ne pas apprécier cette femme, je ne peux qu'apprécier sa répartie. Même si ça n'excuse pas qu'elle m'ait réveillé pour rien ! Mais je ne risque pas de pouvoir lui reprocher quoi que ce soit, elle est déjà repartie. Pas parce qu'elle a peur de ma colère, non, juste parce qu'elle n'a pas le temps pour les querelles.

Maintenant réveillée, je ne vois plus trop l'intérêt de rester dans ma chambre, alors je saisis une cape et sors dans le couloir pour prendre la direction de la ville.

Dès la porte du palais franchie, je me dissimule sous ma cape, car ma destination n'est pas tout à fait un endroit pour les Princesses. Même une Princesse comme moi. Il me faut des informations sur cette malédiction, et sur cet endroit que je ne connais pas : les gorges de Sénalune. Et où est-ce qu'on trouve ce genre d'informations ? À Dulcedo Noctis. La maison close de Solstieg. La maquerelle Rosie est une bonne amie, et difficile de trouver une informatrice plus fiable qu'elle. C'est impressionnant comme les langues peuvent se délier sur l'oreiller. Contrairement à la majorité, je n'ai pas d'a priori sur les prostitués. C'est un métier comme un autre qui n'existe que parce que la demande est là. Et combien d'entre eux et d'entre elles font ce travail par nécessité dans ce monde qui ne leur offre aucune autre perspective ? Au contraire, Rosie m'impressionne par sa capacité à supporter les insultes à longueur de temps et la vision des pires aspects de la nature humaine auxquels elle est confrontée dans son travail.

Bon après, il y a des cas à part. Notamment, je fais une différence entre prostituées et putes. Rosie est une prostituée. La maîtresse de mon père, Daria, est une pute. Je ne vois pas d'autre terme pour désigner ce genre de personne qui fait tout par pur intérêt personnel, sans aucun intérêt pour les conséquences. En plus, je les ai surpris quand ma mère était encore en vie. Mon père m'avait demandé de ne rien dire, donc j'ai tout dit, évidemment. Mais ça n'a rien changé entre eux. Je crois que mère savait déjà.

J'ai déjà eu l'occasion de discuter avec Daria. Le tabouret sur lequel j'étais assise était plus intéressant qu'elle. Et cette femme a un enfant, Georges. Qui est le père ? Difficile à dire, mais en tout cas cet homme arrive à être pire encore que sa mère. Cette dernière cherche uniquement son intérêt personnel, quand lui cherche le désintérêt des autres. Rabaisser les autres pour avoir l'illusion de s'élever. Ça fait d'ailleurs longtemps que je ne l'ai pas vu, ce Georges.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant