Chapitre 24

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Nous sommes de retour sur la route, chevauchant à vive allure sous le pâle soleil d'automne, comme si le passage chez Elouan n'avait été qu'un simple rêve. Mais nous ne sommes plus seuls. Le destrier de Sayon nous précède sur le sentier tortueux.

Nous avons eu le temps d'étudier la route durant notre pause et j'ai été surprise de constater à quel point nous avions avancé dans notre périple. Nous nous trouvons plus ou moins à mi-chemin entre Solstieg et les gorges de Sénalune.

On serait sûrement déjà arrivés sans le détour du début et les nombreux contretemps, mais les problèmes font partie de l'aventure et il y en aura d'autres. Je peux déjà sentir les ennuis guetter notre arrivée.

Mais pour l'heure, tout se déroule sans accroc, et il faut profiter de ce genre de petits miracles. Les soldats n'ont pas dû obtenir d'informations de Elouan, sinon ils seraient déjà à nos talons. Le soleil tombe pour nous offrir un splendide paysage sur la vallée, l'éclat rougeâtre du soleil venant se refléter sur la nature qui jouit une dernière fois de cet éclat avant de s'endormir. Tout est si paisible dans cet environnement contemplatif, et au trot nous profitons nous aussi de ce petit bonheur de la vie qu'on a bien trop souvent tendance à oublier dans notre monde, balayé par des problèmes superficiels. Si paradoxal que les gros problèmes remettent en lumière les petits plaisirs perdus.

Ce monde qui s'endort avant l'obscurité de la nuit, c'est comme une page qui se tourne, les derniers instants d'une histoire qui se termine pour laisser place à une nouvelle. Je ressens cette petite douleur au cœur, comme à la fin d'un bon roman où on sait qu'on va devoir laisser ces personnages auxquels on s'est tant attaché pour passer à un nouveau livre. Sauf que là, les personnages, ce sont mon frère, Sayon et moi, et je sais que demain je vais retrouver exactement les trois mêmes idiots, toujours dans la même galère. C'est amusant toutes ces émotions que peuvent provoquer un simple coucher de soleil.

Le crépuscule laisse place à la nuit et le silence déjà puissant se fait souverain. C'est en chuchotant que Sayon nous indique que nous allons rejoindre les arbres pour camper. Il ne lui faut guère longtemps pour trouver le lieu parfait pour passer la nuit et nous nous arrêtons. Sayon nous laisse son destrier pour s'enfoncer dans la forêt, et revenir peu après avec du bois sec qu'il place au milieu de notre campement de fortune. Il dispose par dessus de petits copeaux de bois. Puis il prend des branches sèches qu'il frotte frénétiquement jusqu'à créer l'étincelle qui vient déclencher le feu de camp. J'ai bien analysé sa manière de faire et je pense que, si besoin, je devrais être capable de reproduire la manœuvre. Bon je ne risque pas d'être immédiatement aussi efficace, il me faudra un peu d'entraînement, mais je devrais m'en sortir.

Les yeux rivés sur le feu de camp, mon frère s'endort sans même s'en rendre compte. Je me lève pour l'allonger doucement et le recouvrir d'une couverture offerte par Elouan. Je retourne sur mon rocher, emmitouflée dans ma propre couverture, et remarque de l'autre côté du feu de camp le regard de Sayon posé sur moi. Les lueurs des flammes dansent dans ses yeux.

– On n'a finalement pas eu le temps de parler plus que ça ces derniers jours. Alors j'aimerais savoir... Comment vas-tu, sincèrement ?

Une question plus compliquée qu'elle n'en a l'air. On a l'habitude de répondre distraitement que ça va mais lorsqu'il s'agit d'être sincère, la chose prend une toute autre tournure.

– On peut estimer que je me porte du mieux que je peux... Vu des événements.

Là-dessus la plupart des personnes auraient dit qu'ils étaient désolés et que c'était une question bête, mais Sayon n'est pas la plupart.

– Et quel est ce mieux que tu peux ?

Et en l'occurrence je ne lui en veux pas car je crois que, en vérité, moi aussi j'ai envie de lui fournir une vraie réponse, pour aussi l'apporter à moi-même. Quel est ce mieux ? Vaste question, et me la reposer dans ma tête ne m'aidera pas à répondre.

– Je ne suis pas blessée. Ni trop fatiguée. C'est déjà une victoire après avoir autant souffert. J'ai même l'impression qu'actuellement rien ne pourrait m'arrêter. Après, on ne peut pas dire que ça aille fort pour autant. J'étais une Princesse, je suis devenue une fugitive. J'avais constamment des gens présents pour moi, maintenant je n'ai presque plus personne sur qui compter, et plus encore c'est à mon tour d'avoir des gens qui comptent sur moi. Un frère à protéger. Et tout un peuple qui n'a même pas conscience que je traque la véritable cause de la malédiction. Et en parlant de malédiction. J'étais bien à l'abri dans un palais sans grande menace extérieure, à présent je suis au beau milieu d'une forêt, entourée de bêtes sanguinaires. Et une dernière chose, qui est peut-être même la pire de toutes. Avant je me battais uniquement dans le cadre de mon apprentissage, maintenant je suis une meurtrière.

– Ne te traite pas ainsi. Tu te bats pour survivre, tu n'as pas le choix.

– Tout meurtrier à ses raisons, ça ne change rien aux faits. En tout cas, de manière générale, je peux sans trop de problème dire que, non, ça ne va pas. Et pourtant... En ce moment. Là, maintenant. Ça va. Parce que je suis aux côtés de deux des rares dernières personnes à qui je tiens, qu'aucune menace ne se trouve à l'horizon, et qu'enfin Sam et moi ne sommes pas seuls. Et peut-être aussi parce que je retrouve des plaisirs dont je n'avais plus conscience dans ma vie dorée.

– Vivre l'enfer rend d'autant plus fort les petits moments de bonheur que le monde daigne nous offrir.

– Dommage que le monde soit radin. Et dommage que nous soyons autant du genre à nous habituer au confort, au point d'en oublier notre chance.

En relevant les yeux, je remarque le petit sourire en coin de Sayon alors qu'il me regarde.

– Quoi ?

Il reste un moment silencieux, à la recherche de ses mots.

– Je me dis juste que tu as grandi si vite. J'ai l'impression d'entendre une adulte.

– On ne m'a pas laissé le choix.

Un silence gêné s'installe. Je m'en veux un peu, ma réponse n'avait pas pour but de le mettre à l'aise, mais c'est la stricte vérité. Et parfois la vérité est moins dure que le silence. C'est même le cas bien plus souvent qu'on ne le croit.

– Tu devrais dormir, profiter un peu de cette quiétude. Je monte la garde.

Monter la garde. Une chose essentielle qu'on a trop souvent oubliée avec mon frère, mais il faut dire que la fatigue ne nous a jamais vraiment laissé le choix. Une chance qu'on n'ait jamais eu de problème. Je remercie Sayon avant de m'allonger, bien au chaud sous ma couverture. Le sommeil m'y attendait déjà.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant