Damnation

Chapitre 53

Je m'apprête à brandir ma gemme pour nous éclairer quand je sens une force inconnue entrer dans mon esprit.

Je chancelle et, lorsque je retrouve l'équilibre, je regarde le noir qui m'entoure. Où suis-je ? Que fais-je ici ? Pourquoi suis-je plongée seule dans le noir ? Je tente d'avancer, laissant mes mains tâtonner les parois de ce que je comprends être une grotte. Qu'est-ce que je fais là ? Pourquoi n'y a-t-il pas la moindre lumière ? Peut-être qu'un peu de clarté pourrait m'aider à me rappeler. Qui a eu l'idée d'enfermer une enfant de 12 ans dans un endroit pareil ?

Les couleurs reviennent, mais elles semblent déconnectées de la réalité, des illusions vacillantes qui n'aident en rien à me rassurer. Devant s'étend, loin, très loin, un chemin vers un palais étincelant. Des gens apparaissent. Je peux voir leurs visages alors qu'ils devraient être bien trop loin pour ça, et certains me semblent familiers, mais je n'arrive pas à mettre de noms ni même le moindre souvenir dessus.

Ma perception de ces personnes est surnaturelle par rapport à la distance qui nous sépare. Ils sont tous bien habillés, mais ça sonne faux. Ils tentent de paraître à leur place alors qu'ils n'ont rien à faire là, ne comprennent pas comment ils ont pu se retrouver ici, en cet instant, dans cet endroit inconnu qui pourtant est chez eux. Je jette un œil en arrière et l'endroit lointain qui est apparu de ce côté évoque davantage quelque chose dans mon esprit. J'ai l'impression d'avoir déjà vu ce dédale de couloirs que personne n'emprunte, car rares sont ceux qui connaissent leur existence.

Continuer tout droit vers l'inconnu, ou revenir sur mes pas vers quelque chose de plus familier. Il faut prendre une décision pour sortir de ce non-lieu, cet entre-deux qui semble capable de me happer dans son lit d'angoisses si je tarde trop à prendre une décision. Je sens déjà mes jambes s'enfoncer dans une noirceur infinie dont je ne pourrais m'échapper. Mais comment prendre une décision quand on ne se souvient plus de rien ? Que toute son histoire a été effacée de sa mémoire ?

Plongée dans le gouffre glacé de l'inconnu, je retourne vers mon passé, ces couloirs qui m'évoquent un lointain souvenir, car l'inconnu fait moins peur lorsqu'il prend des airs de déjà vu.

Mon corps ressort doucement des méandres dans lesquels je m'enfonçais, et le sol mou sur lequel je marchais devient plus dur pour laisser place au marbre d'un couloir. Un oiseau pourpre sort de nulle part et me fait un clin d'œil, que je ne comprends pas, car je n'ai jamais vu une telle créature, ni même une telle magie. Pourtant... un déclic se fait dans mon esprit. Et sans même avoir besoin d'y réfléchir, mes jambes me portent à sa suite.

J'ai du mal à cerner l'endroit car tout est si flou, les murs semblent se désagréger, comme un rêve qui se fragilise à l'approche du réveil. Pourtant, je ne me réveille pas et continue d'avancer dans cette irréalité, à la poursuite d'un oiseau magique inconnu sur lequel je mobilise toute mon attention pour ne pas être perturbée par l'environnement inconstant.

J'en viens même à regretter l'autre voie que j'aurais pu prendre, où tout était plus lumineux, plus propre, plus net. Infiniment plus net. Mais je poursuis ma route à travers les couloirs et enfin atteint un mur blanc. Celui-ci se montre plus net, et je vois que l'oiseau s'est immobilisé entre deux tableaux, à un endroit où il n'y a rien. J'ai la sensation que je dois faire quelque chose, et je m'approche. Une entrée apparaît et même si je n'arrive pas à me concentrer sur le souvenir, je sais que c'est différent de la dernière fois. Avant j'avais eu une action à faire. J'entre et aperçois un livre sur un piédestal en plein milieu de la pièce.

Sans réfléchir, j'y vais, et me penche sur les pages. Elles parlent d'un moment sans intérêt de l'histoire, puis se mettent soudainement à se tourner jusqu'à atteindre deux nouvelles pages. À droite, une illustration horrible de corps en décomposition, et à gauche, une prémonition.

Dans les gorges de Sénalune, la malédiction naîtra. Le mal prendra place pour régner sur le Royaume, et humains et bêtes perdront la raison pour n'être plus que haine. Une haine qui leur offrira une force surnaturelle, une puissance telle que le corps ne saura la supporter, et se consumera, lambeau par lambeau, pour ne laisser qu'un tas de chair informe. En un pauvre garçon, le peuple aveugle verra l'ennemi, le prenant à tort pour la source. Or, le mal ne peut être guéri que là où il est naît.

Une douleur fulgurante transperce mon crâne quand les souvenirs affluent et que les trois années oubliées reviennent. Le monde déjà fragile qui m'entourait se désagrège jusqu'à disparaître pour ne laisser plus que les ténèbres, et je brandis ma gemme qui éclaire un tunnel désert. De retour dans le monde réel. Où est mon frère ?