Chapitre 52

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Dissimulés derrière la végétation, nous avons une vue parfaite sur la garnison devant le tunnel qu'ils surveillent sans savoir que ce n'est absolument pas là que se trouve l'endroit qu'ils protègent vraiment. Ce qui, après tout, n'est pas un bien grand mensonge étant donné qu'on leur ment quant à pourquoi ils doivent protéger les gorges de Sénalune. L'ambiance ici est si décontractée qu'on comprend qu'ils ne s'attendent absolument pas à la moindre attaque, convaincus que ce seront les autres qui verront les ennemis arriver. Ce qui en l'occurrence est faux, car Sam et moi avons pu arriver jusqu'ici sans le moindre problème. Il suffit parfois d'emprunter les chemins que personne ne foule.

J'ai été obligée de cacher ma gemme sous mon chemisier. Comme l'avait prédit Gontran, dès que nous sommes arrivés à proximité de la grotte, elle s'est mise à étinceler, prête à me mener jusqu'au passage caché. Mais le moment n'est pas encore venu et je ne voudrais pas que sa lueur nous trahisse.

Si je ne me trompe pas, ça devrait bientôt être...

Un son de cor résonne dans la vallée, coupant court à mes réflexions. La panique se propage dans les rangs des soldats qui sortent avec précipitation leurs armes, attendant les ordres.

– On nous attaque ! s'écrit un garde au loin.

Il n'en faut pas plus pour que celui qui semble être le commandant donne l'ordre à ses troupes de se mobiliser, et nous voyons progressivement l'espace devant le tunnel se vider. Il ne faut que peu de temps pour que seulement deux gardes ne restent devant l'entrée. Je sors mon arc, vise et tire dans le front du premier. Le second sursaute et bouge de façon désordonnée sous la panique quand le second trait transperce son cœur.

– On y va.

On sort tous deux de notre cachette pour foncer vers le tunnel. Je sors ma gemme et un oiseau surgit pour foncer vers un mur plat un peu sur la gauche. Concentrée sur lui, j'aperçois trop tard un ennemi surgir des rochers et vois son épée sur le point de s'abattre. Et l'arme disparaît. Le loup qui nous a servi de guide jusqu'ici a bondi sur le garde pour stopper sa course, et je sors ma lame pour abattre celle que je reconnais maintenant comme étant une soldate. Elle émet un dernier râle et je me détourne d'elle pour suivre à nouveau l'oiseau, en lâchant au passage un remerciement au loup.

Face au mur, je tends ma gemme, et se dessinent des gravures dans la roche qui prennent doucement la forme d'un large portail. Je trépigne d'impatience face au temps que ça prend. Enfin, les battants s'ouvrent sans bruit sur une grotte plongée dans l'obscurité. J'amorce un pas pour entrer quand j'entends le loup grogner. Puis des pas incertains, lents et désordonnés, qui provoquent des bruits de succion désagréables chaque fois que le pied quitte le sol. Je reconnais ce bruit infernal qui hante mes cauchemars. Je me tourne pour voir apparaître ce à quoi je m'attendais : sept maudits se dirigent vers nous. Ils semblent humains, mais leurs corps sont tellement décharnés qu'ils ne ressemblent plus qu'à des masses sanguinolentes. Leur râle est une torture à entendre et je comprends qu'ils sont aux portes du trépat. Mais parfois, le désespoir est un moteur redoutable, car en nous apercevant ils se mettent à courir vers nous bras en avant.

– Entrez, je m'occupe d'eux !

La voix inconnue qui s'est élevée derrière nous est rauque, comme si c'était la première fois qu'elle s'exprimait depuis des années. Ce qui n'est peut-être pas faux car, lorsque je me retourne, je découvre qu'un homme a remplacé le loup. Ses traits ont gardé une allure féline et sa pilosité blanche imposante le font paraître homme des cavernes. Il relève du miracle que l'homme paraisse aussi beau malgré une apparence aussi négligée. À l'invocation de son pouvoir, ses yeux bleu ciel se mettent à étinceler, et de sa main jaillit un courant venteux qui vient renverser les corrompus.

– Dépêchez-vous !

Je m'arrache à la contemplation de ce sorcier que j'avais fréquenté sans savoir qu'il n'était pas un vrai loup pour m'élancer dans le tunnel obscur avec mon frère. Le portail se referme derrière nous pour nous plonger dans le noir complet. Je brandis ma gemme qui éclaire un tunnel vide de toute présence, de tout son, vide de tout. Main dans la main, nous avançons avec mon frère. Une sensation étrange, désagréable, se propage dans nos corps. Comme si nous étions transportés ailleurs. Je perds la notion de l'espace autour de nous et, peu à peu, la sortie apparaît devant nous. Mais la lumière du jour s'est évaporée.

Nous sortons pour découvrir les gorges... transformées. Ce n'est plus de l'eau claire qui s'écoule, mais du sang. Sombre. Écoeurant. Je lève les yeux vers la cascade et quelque chose de nouveau la surplombe. Un arbre.

– Nous y voilà, les Gorges de Sénalune.

L'Arbre de Vie. Et les légendes racontées par Rosie disaient vrai. Du sang coule de ses branches. Ce sang même qui nourrit la cascade. La vie saigne. Le monde se meurt.

– On doit aller où maintenant ?

– Là où le mal règne.

Et je n'ai aucun doute sur l'endroit. Le Vice en personne émane de la cascade. Ou plutôt, derrière la cascade. Sous l'Arbre de Vie.

Dans un silence de mort, nous suivons le chemin, tâchant de faire fie des os qui s'écoulent à notre gauche. La végétation autour de nous a perdu toutes ses feuilles pour ne garder que des branchages noirs, et l'air est lourd. On a la désagréable sensation de respirer des particules de terre brûlée. Les lieux auparavant bondés sont maintenant déserts dans cet autre monde où se cachent les presque inatteignables Gorges de Sénalune. On dit que personne n'en est revenu, mais j'en doute. Peu en sont revenus, mais il faut des vivants pour raconter les histoires.

Le fracas de la cascade sanglante se fait de plus en plus puissant. Effroyable. Mon frère tremble, mais je ne me permets pas de faire de même. Je dois rester forte. Je dois exercer ma volonté pour triompher. Nous atteignons une entrée derrière la cascade et les ombres qui nous y attendent refusent de s'écarter à notre arrivée. Je regarde mes peurs droit dans les yeux et, sans un mot, entre.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant