Chapitre 6

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Bien souvent, les maisons closes sont dissimulées dans les recoins les plus sombres, loin des lieux de passages, ou sont présentes sous couvert d'un bâtiment en apparence banal. Le Dulcedo Noctis ne rentre dans aucune des deux catégories. En bâtiment central d'une large place, la maison close s'élève dans une architecture impressionnante qui rivalise presque avec le palais royal. De jolies fleurs décorent les fenêtres et des plantes grimpent sur les murs pour égayer l'ensemble de leurs couleurs étincelantes.

Une ambiance joviale m'accueille à l'intérieur, bien loin de l'aspect malsain de la plupart des maisons closes du royaume. Rien ne laisse penser que l'on se trouve dans ce genre de lieu, jusqu'à voir les corps dénudés apparaître. Femmes et hommes se mélangent dans ce paradoxe où, dans l'antre du sexe, le sexe des individus n'a plus aucune sorte d'importance. Tout comme l'identité, les attirances et les fantasmes, comme si tous les jugements de la société étaient restés à l'entrée pour laisser libre cours à la personnalité réelle des individus sans peur du regard des autres.

Après, même si j'approuve cet esprit d'ouverture, ils devraient davantage prendre garde à qui pénètre à l'intérieur. Sans mauvais jeu de mot. Je viens d'entrer comme si j'étais chez moi, à 15 ans. Bon après, il m'aurait suffi de décliner mon identité pour qu'on me laisse passer, mais tout de même.

Malgré l'effervescence, Rosie est aisément repérable. Elle évolue avec grâce et prestance au sein de cette fourmilière, saluant comme une Reine les clients en provenance de tout le royaume voire parfois au-delà. Elle ne tarde pas à me repérer et me fait signe de la suivre vers une pièce plus calme.

Le temps semble n'avoir aucune emprise sur la beauté de Rosie, pire encore, au lieu de la lui retirer elle offre par inadvertance un charme plus grand encore dans chacun de ses traits vieillissant. Son élégante robe écarlate laisse entrevoir son corps parfait et sa longue chevelure blonde cascade jusqu'au bas de son dos, se soulevant à chacun de ses pas.

On entre dans le bureau de la maquerelle et elle s'assoit dans un fauteuil confortable pour me faire face, ses yeux d'un bleu intense rivés dans les miens. Ses boucles d'oreilles reflètent les vives couleurs de la pièce, et un splendide pendentif en forme d'aigle se soulève au gré de sa respiration au niveau de son décolleté généreux.

– Dame Flos-Vesper. Que me vaut cette visite ? Ce n'est pourtant pas un lieu pour une personne telle que vous.

– Par pitié ne m'appelle pas Dame Flos-Vesper !

– Mes excuses, ma Reine.

– C'est encore pire !

– Bon d'accord. Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi, Alice ?

– Je ne vais pas te mentir, je viens te voir à propos de cette malédiction. Celle qui fait que...

– Oui, je suis au courant. Ça en parle de plus en plus, le mal commence tout juste à atteindre Sostieg, mais plusieurs autres villages du royaume sont déjà frappés.

– Comment ça se fait qu'on n'en entend pas plus parler ?

– Oh, je peux t'assurer qu'ici on en entend beaucoup parler. Les gens ont peur. Le peuple a peur. Mais vous n'êtes pas le peuple.

– J'essaie au mieux de m'en rapprocher...

– Toi oui. Mais certainement pas ton père, ni tous ceux à son service. Vous vivez dans un monde à part, ce n'est pas pour rien que ton père est incapable de diriger. Il ne comprend pas ce qu'il se passe dans son royaume. Mais revenons à la malédiction. Tu risques de me poser la question, donc je préviens tout de suite : je ne sais pas où se trouve la source.

– Je m'en doutais. Mais as-tu déjà entendu parler des gorges de Sénalune ?

– On peut dire ça, oui.

– C'est là-bas que je dois aller. As-tu la moindre information, la moindre rumeur, quoi que ce soit pour m'indiquer où aller et ce que je dois faire ?

– En matière de rumeur, tu as de quoi faire, il y a de nombreuses légendes qui tournent autour de cet endroit.

– Dis-moi tout.

– On peut parler de l'eau à la pureté exceptionnelle, et de sa cascade qui, selon les légendes, guérirait de tous ses maux quiconque se rend en dessous. Ou encore d'un chemin dans la forêt qui mènerait chez les fées, prêtes à exaucer les souhaits de ceux qui en sont dignes. Voire aussi l'arbre de la création. Mais peut-être t'intéresses-tu aux légendes les plus sombres. Comme celle selon laquelle il est pratiquement impossible de se rendre à Sénalune, et quiconque y parvient n'en revient jamais. Celle selon laquelle du sang coulerait des branches de l'arbre monde. Ou peut-être celle qui dit que des sorcières habiteraient la forêt. Ou enfin les grottes hantées par des esprits tourmentés, prononçant de sombres malédictions.

– Ça a l'air de correspondre. C'est où ?

– Ce ton, ça sent les mauvaises idées.

– N'est pas mauvais ce qui peut sauver un peuple.

– Mais l'est ce qui peut te tuer, car le peuple a besoin de toi. S'il y a bien une légende vérifiée, c'est celle comme quoi personne n'est jamais revenu de Sénalune. Et après tout, ce ne sont que des légendes.

– La malédiction elle-même repose sur une légende. Et les légendes n'existent pas par hasard.

– En effet. Comme celle sur ton frère.

La surprise est si visible sur mon visage que je comprends que ça ne sert plus à rien de faire semblant.

– Comment sais-tu ?

– Ça fait longtemps que je le sais. Il n'est pas difficile de faire parler Daria lorsqu'on sait s'y prendre. Tout comme elle-même savait s'y prendre pour faire parler ton père. Daria m'a appris l'existence de ton frère il y a de cela plusieurs années. Mais maintenant, on est beaucoup plus nombreux à être au courant.

– Comment ça ?

– La rumeur fait le tour de la ville. Georges est de retour, et il n'a pas attendu pour parler de cet enfant à tout le monde, affirmant que c'était lui l'origine de la malédiction.

– Mais c'est faux ! Mon frère n'y est pour rien !

– Je te crois. Mais vas expliquer ça aux autres. Vas les convaincre que ton frère, dont l'existence a été cachée même à toi, n'est pas l'origine d'une malédiction.

– C'est absurde, un enfant ne pourrait pas...

– Ils ont besoin d'un coupable. Le Roi détesté de tous et son fils caché font une cible parfaite pour ça. Et je dois reconnaître que moi-même, j'ai du mal à comprendre l'existence de cet enfant caché.

– Moi aussi, mais je peux affirmer que ce n'est pas lui, l'origine de la malédiction.

– Et encore une fois je te crois, mais ce ne sera pas le cas des autres. Il faut t'y préparer.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant