Chapitre 31

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Les formes sombres indistinctes de mes songes se voient bousculées par la lumière qui vient se frayer un chemin à travers mes paupières à peine entrouvertes. Ces dernières sont rougies par les rayons du soleil qui essaient de passer à travers pour m'obliger à contempler un monde que je préférerais voir disparaître.

– Ma Reine, nous arrivons au camp.

Il est encore en train de me secouer doucement pour me tirer du sommeil réparateur dans lequel j'étais plongée. Au moins ai-je la preuve du bien-fondé de ma confiance envers cet homme. Il a fait tout le trajet pour m'amener ici tandis que je dormais devant lui, et a pris le temps de me réveiller pour m'éviter un moment de panique en plein camp ennemi. Car ma vision commençant à revenir, je constate que nous sommes toujours dans la forêt, le camp n'est pas encore visible. La pluie et la tempête ont laissé place à une éclaircie rassurante, qui reste bien moins puissante qu'elle ne me paraissait durant mon réveil. Et la chaleur n'est pas tout à fait au rendez-vous car un frisson vient me parcourir. Même si le froid peut aussi venir de la fatigue. Pas besoin de savoir combien de temps j'ai dormi pour avoir conscience que ce n'était pas suffisant.

Je me sens si fatiguée, cette envie de m'abandonner à la tristesse se fait si forte. Il serait facile de se laisser vaincre là, maintenant, d'arrêter le combat, de m'abandonner au désespoir qui me supplie de l'accueillir dans mes bras. Et pourtant... je me dois d'être forte. Pour mon frère. Et pour sauver mon peuple d'une malédiction dont ils ne comprennent pas la véritable teneur, et refuseraient pour la plupart la moindre explication de ma part. Comment est-il possible d'infliger autant de responsabilité à une fille de 15 ans ? Non. J'ai eu suffisamment la preuve que je n'étais plus une petite fille. Il est plus que temps d'accepter que je suis de ces femmes qui ont grandi bien trop vite. Je suis la véritable Reine de ce royaume et la tâche de le sauver du désespoir m'incombe, car le rôle d'une Reine est d'agir pour le bien de son peuple même si pour cela elle est obligée de s'opposer à son aveuglement.

Je me redresse sur le destrier et sens le garde derrière moi se rabaisser imperceptiblement sous le poids du charisme qui renaît en moi. Un dernier arbre disparaît de notre champ de vision pour dévoiler le campement de Gontran. Il a été fait à l'aide du même procédé que le précédent camp, sans les ruines de l'avant-poste, mais sous la lumière du jour il ressemble moins à un campement de fortune. Les battants de la large double porte s'ouvrent à notre arrivée pour nous laisser entrer, et un mouvement de foule se crée dans les baraquements lorsque les gardes annoncent bien fort "Léo est de retour avec la Reine !"

Une foule de curieux s'amasse autour de nous à une distance polie et je me tends sous la peur de toutes ces armures ennemis. Pourtant je ne perçois aucune hostilité. C'est le respect qui fait briller leurs yeux et je reste sous le choc face à une telle déférence de membres d'un peuple dont je me croyais l'ennemie. Pire encore, des applaudissements commencent à retentir et j'entends les acclamations de ces soldats. De mes soldats. Tous les regards se tournent vers la grande tente principale d'où vient de sortir Gontran, qui applaudit lui aussi bien fort avec un immense sourire aux lèvres. J'ai toujours eu un ressenti pour cet homme partagé entre la sympathie et une certaine aigreur car son arrivée était souvent bien malgré lui synonyme de mauvaises nouvelles de la part de mon père. Pourtant, en cet instant, je ne ressens plus la moindre animosité à son encontre et me jette dans ses bras.

– Eh bien ! C'est bien la première fois que j'ai droit à autant d'affection de votre part.

– Où est mon frère ?

– Il va bien, il se repose dans ma tente.

Je m'écarte de lui.

– Merci de l'avoir protégé.

– C'est la moindre des choses.

– Mais maintenant tu vas avoir le royaume contre toi.

– Je préfère me battre pour la vérité et notre Reine plutôt qu'un faux dirigeant qui ment au peuple. D'ailleurs, puisque vous en parlez, vous devriez partir au plus vite. Georges ne va pas tarder.

Il se dirige vers sa tente et je prends sa suite.

– Vous non plus vous ne devriez pas rester.

– Ne t'inquiètes pas pour nous. Nous saurons nous débrouiller.

– Pourquoi ne pas partir ensemble ?

– Notre force serait plus grande, c'est vrai. Mais la vérité est que vous seriez plus vulnérables. À deux, vous êtes plus discrets. Avec autant de soldats nous serions facile à repérer et le combat serait inévitable. Or, nous sommes en infériorité numérique.

– Alors nous serons de nouveau seuls...

– J'en suis désolé... Mais nos pensées vous suivent, et nos actes iront en votre faveur. Nous allons attirer leurs forces vers nous. Malgré notre nombre, ils auront plus de mal à nous retrouver, car nous pouvons nous rendre n'importe où. Alors que vous, ils savent que vous allez vers l'ouest. Donc, si tout se passe bien, nous pourrons les attirer puis faire en sorte qu'ils perdent notre trace.

– Si tout se passe bien.

– Un grand risque que nous sommes tous prêts à prendre pour vous.

À l'intérieur de la tente, mes yeux tombent sur Sam, assis sur le lit. D'un bond, il se lève et se jette dans mes bras. Je le soulève et le fait tournoyer dans les airs.

– Alice ! J'ai cru qu'on ne se verrait plus jamais...

De grosses larmes coulent sur ses joues.

– C'est bon, je suis là maintenant. Tout va bien.

Plusieurs secondes passent, en silence, et malgré l'urgence Gontran se refuse à interrompre l'instant. Soudain, Sam s'écarte de moi et me regarde, effrayé.

– On doit partir, Alice.

– Qu'est-ce que...

Des hurlements nous interrompent. Les bruits qui retentissent, je les reconnais instantanément, car ce sont ceux qui aujourd'hui me hantent. L'affrontement.

Nous ressortons précipitamment derrière Gontran pour faire face au chaos. Des soldats, aveuglés par la rage, se jettent sur leurs anciens confrères. Certains utilisent encore leurs armes, tandis que d'autres se battent à mains nues, comme s'ils avaient oublié l'existence de leur équipement. Je détourne le regard lorsqu'un homme arrache d'un coup de dents un morceau de chair à son adversaire.

– Fuyez ! hurle Gontran.

– Nous devons vous aider !

– Non ! Nous pouvons nous en charger, et Georges arrive. Fuyez ! Prenez un cheval !

– On ne peut pas vous en priver dans un moment pareil !

– Vous en aurez plus besoin que nous. Ne discutez pas, ma Reine, je vous en conjure.

Je vois Léo, qui m'a accompagné jusqu'ici, accourir vers nous avec son cheval.

– Prenez le mien. Vous avez déjà créé une affinité avec lui.

Comme pour confirmer, le cheval tente de lui échapper pour me rejoindre.

– Je ne peux pas accepter...

– Vous pourriez l'exiger si vous le souhaitiez, alors croyez-moi que si je vous le propose, c'est de bon cœur.

– Quel est son nom ?

Il me répond en courant vers la bataille, lame au clair.

– Flèche d'Argent.

Je retire au plus vite selle, rênes et étriers avec lesquels j'ai toujours refusé de monter, et Flèche d'Argent rue de plaisir en sentant ce poids en moins l'étreindre. J'aide Sam à grimper puis monte derrière lui pour qu'on s'élance au galop.

Notre cheval porte bien son nom car il file à toute allure, pas loin d'atteindre la vitesse de galop de Konrad. Je m'accroche à son poil gris soyeux, les bras autour de mon frère. Nous sommes de retour sur la route, ensemble, vers ce destin qu'on a voulu nous mettre entre les mains.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant