Damnation

Chapitre 57

Je me réveille dans des vêtements emprunts d'humidité, avec mon frère allongé dans mes bras. Après notre victoire, nous nous sommes éloignés de la zone du massacre pour laisser le sommeil nous envahir. Je n'arrive toujours pas à croire que c'est vraiment fini. Que, là, quand on va sortir, on va trouver des gens libérés de la malédiction. Qui à la seule vue de Sam comprendront qu'ils se trompent depuis le début, qu'il n'avait rien à voir avec la malédiction. Toute cette mascarade va prendre fin pour laisser place à la vérité, et nous allons pouvoir retrouver notre place au palais.

Mon frère s'agite et ouvre des yeux encore fatigués. Je peux y lire la même hébétude que la mienne tandis qu'il se rend compte que nous n'avons pas rêvé. Que, ça y est, nous allons pouvoir retrouver une vie normale.

Il ne nous faut pas longtemps pour nous relever, et c'est tout naturellement que nous nous dirigeons vers la sortie de la grotte, sans avoir le moindre doute quant à la direction à suivre. Je soupçonne ma gemme de nous guider même si elle ne manifeste pas la moindre lueur.

On sort de la grotte pour découvrir les gorges de Sénalune sous un jour nouveau. La noirceur a disparu et une eau d'une pureté exceptionnelle s'écoule de la cascade. Je lève les yeux et un petit sourire se dessine sur mes lèvres quand je vois l'Arbre de Vie de nouveau fleurissant. Il a retrouvé son feuillage d'un vert éclatant et de petites lumières ocres volent tout autour de lui.

Je me délecte de cet air de nouveau pur qui vient chasser le goût âcre qui avait trouvé refuge dans ma gorge et mes poumons. Enfin, la vie est de retour. Et le monde attend que nous le lui annoncions.

La porte dissimulée dans la roche s'ouvre pour nous permettre de quitter les gorges de Sénalune. À l'extérieur, c'est un soleil radieux qui nous attend, comme si la disparition du mal avait dissipé tous les nuages du ciel. Une multitude de guerriers en armure nous attend, certains surpris de nous voir surgir de ce qui était un instant auparavant un simple mur. Il y a aussi bien des soldats de Gontran que des anciens ennemis qui se sont rassemblés.

– Le petit ! Il est vivant !

– Ils avaient raison ! La source de la malédiction venait d'ailleurs !

Les acclamations retentissent de toute part pour exprimer soulagement et regret. Autant mon nom que celui de Sam est scandé par la foule, qui après réflexion n'est pas si impressionnante que ça. Ils doivent être une cinquantaine et je préfère ne pas imaginer combien sont morts durant l'affrontement qui les a opposés.

– Ma Reine, vous avez un trône à reprendre.

Gontran s'avance vers nous avec un cheval et tous approuvent ses paroles. Et c'est sous les yeux amusés d'anciens et nouveaux amis que je libère le cheval de tout ce qui l'encombre pour monter sans selle sur son dos.

C'est avec à présent une profusion de vivres et sans la moindre crainte de rencontrer des ennemis que nous chevauchons vers le Palais de Solstieg, conscients que le chemin paraîtra bien court sans tous les imprévus de l'aller. J'ai déjà prévu d'effectuer une halte au monastère pour la première pause. Et nul doute que le guérisseur Elouan fera l'objet d'une autre halte.

Au début, je comptais foncer chez Dame Ventelieu mais j'ai senti qu'elle ne voulait pas que je prenne le temps d'aller la remercier, pour me diriger au plus vite vers le trône qui m'attend. Elle a dû me transmettre une forme de message à l'aide de sa magie, et ça me fait chaud au cœur de savoir qu'elle veille sur moi et reste attentive aux événements.

Tout à l'heure, Sam m'a demandé pourquoi elle n'était pas venue nous aider comme l'autre sorcier, mais la réponse est simple. Elle n'est pas une mage de combat. Mais même en refusant de combattre, ses actes nous ont menés à la réussite. Car, en plus des informations qu'elle nous a données, sans elle, pas de sorcier pour nous aider, pas de bague pour lutter contre les ténèbres de la gemme de Monsieur Lorem, et pas de dague pour que Sam détruise la gemme du Vice et mette fin à la malédiction.

Notre destrier galope au beau milieu d'une clairière quand Sam s'affole soudain.

– Alice ! Je sens un danger !

– Qu'est-ce que tu racontes ?

– Il y a quelque...

J'entends le son caractéristique d'une flèche qui vient se planter derrière moi. Un poids quitte le dos du cheval qui hennit et arrête sa course. Je me retourne, la boule au ventre. Sam est à terre, une flèche plantée dans son cœur. Je me précipite sur lui et n'entends pas les soldats qui sortent de leur cachette en criant victoire.

Je me mets à genoux et palpe sa peau pour tenter de sentir son poux. Mais je ne sens rien.

– On l'a eu, s'en est fini de la malédiction !

– Bande d'imbéciles vous n'avez pas remarqué que c'était déjà fini !?

Mes paroles leur clou le bec et je peux sentir leur perplexité et une pointe de peur quant au fait que, peut-être, ils ont fait une grave erreur. Mais je m'en fous et continue de chercher le moindre signe de vie en mon frère. Pourtant, il n'y a rien. C'est impossible. Je cherche, encore, retente de trouver un poux là où j'ai déjà essayé de le sentir, essayant une énième fois de sentir le moindre souffle sortir de sa bouche ou de son nez. Rien. La certitude s'installe dans mon être qui tremble de haine et se plie sous l'accablement.

– NOOOOOOOOON SAM ! PUTAIN ! NON !

Je vois le pouvoir qui s'échappe de son corps. Les lueurs pourpres se détachent de son être pour venir vers moi, et ces lueurs, je les déteste. Parce que c'est mon frère qu'elles doivent sauver, pas moi.

– Mais j'en veux pas de ce putain de pouvoir ! Rendez-moi mon frère !

Pourtant le pouvoir continue d'affluer, quittant le corps déjà condamné de Sam.

– J'EN VEUX PAS DE CE PUTAIN DE POUVOIR !

Ma voix résonne de toute part et les arbres au loin plie l'échine face au déferlement de ma force. Les soldats autour commencent à reculer sous la terreur. Mais ils sont vite déséquilibrés lorsque le sol commence à trembler.

– N'ES-TU PAS UNE PIERRE DE VOLONTÉ ? ALORS POURQUOI TU ME DONNES TOUT CE POUVOIR ? POURQUOI TU NE SAUVES PAS MON FRÈRE ?

Nos deux gemmes continuent d'étinceler de plus en plus fort au point d'en devenir aveuglantes. L'espace se met à se tordre sous l'impulsion de mon pouvoir et je sais toute la menace que je représente pour les formes de vie qui m'entourent, mais je m'en fous.

– Je ne veux plus de ton pouvoir de merde... Alors pourquoi te montres-tu aussi puissant pour faire ce que je ne veux pas ?

Comme une provocation, la force qui m'entoure s'intensifie. Mon pouvoir vient de terrasser les soldats qui m'entouraient mais ça n'a pas la moindre importance.

– Parce que je ne veux pas vraiment que tu partes, c'est ça ?

Le pouvoir se calme très légèrement.

– Non, c'est mon frère qui ne veut pas me perdre. Et qui ne veut pas non plus que ce pouvoir disparaisse. C'est sous sa dernière volonté que tu agis ?

L'espace n'est plus distordu, et les arbres ont cessé de lutter contre les forces qui menaçaient de les arracher de leurs racines. Le sol s'apaise. Ma gemme cesse d'émettre, et celle de mon frère disparaît. Pour toujours.

– C'est toi qui m'a sauvé, c'est ça, Sam ? je demande, les larmes ruisselant sur son doux visage innocent. Tu continues de vivre à travers moi et m'empêche de sombrer dans la folie ? C'était à moi de te protéger... Pas l'inverse... Alors, pourquoi ?

Mais personne n'est là pour me répondre, et je me retrouve seule, en pleurs, secouée de sanglots toujours plus violents, face à l'Injustice qui refuse de me libérer.