Chapitre 27

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J'émerge, les membres encore engourdis. Allongée dans la boue, mon corps recouvert de terre me dégoûte. Il me faut un peu de temps pour me rappeler où je suis. Mais quand les événements me reviennent je me lève d'un bond, m'arrachant un cri de douleur quand mes membres endoloris se retrouvent si soudain sollicités. Ma vue se noircit et je sens mon cerveau planer un instant le temps qu'il refasse la mise au point sur le monde. Je tangue sur mes jambes qui manquent de me faire choir.

L'esprit de retour dans mon corps, mes yeux se posent sur le cadavre de Konrad. La douleur me transperce le cœur. Je m'agenouille à ses côtés et vérifie s'il respire encore même si je connais déjà la réponse. Même sans tête, je refuse d'y croire sans la confirmation. Et je l'obtiens. Je hurle au ciel, incapable de contenir tant de colère et d'affliction dans mon pauvre corps d'humaine. Mes larmes atteignent les nuages qui partagent mes pleures, car eux aussi portent un trop grand poids, même s'il n'est pas de la même nature. Et ma rage atteint un cumulonimbus qui laisse s'échapper un puissant éclair dont le son cinglant vient transpercer le ciel.

Nombreux sont ceux qui ne peuvent comprendre ma douleur, car que peut bien représenter un simple animal dans la vie d'un humain ? Tout. Il peut tout représenter. Bien peu portée sur la compagnie des humains, Konrad était l'un de mes rares amis, je le considérais même comme un membre de ma famille. Celle que je n'ai jamais vraiment eue avant de connaître mon frère. Et voilà mon plus grand compagnon réduit à l'état de cadavre, tué par des imbéciles qui poursuivent des innocents. Guidés par l'espoir vain de vaincre une malédiction, alors qu'en agissant ainsi ils interfèrent avec la quête du véritable ennemi. Quoi de plus stupide que de s'affronter en étant dans le même camp. Konrad, pauvre victime animale de la stupidité humaine. Ceux-là même qui se disent "espèce intelligente", rabaissant ainsi toutes les autres espèces qu'ils croient inférieures. Ils se complaisent dans leur idéal factice sans avoir conscience d'à quel point, si un jour la réalité revient prendre ses droits, leur chute n'en sera que plus spectaculaire.

Encore tremblante sous le vortex d'émotions qui me transperce, je lève les yeux sur le reste du champ de bataille. Tout est calme. Trop calme. Le combat est terminé, les morts reposent sur le sol humide, abandonnés à leur triste sort. Simples chiffres dans un constat dénué d'humanité du nombre de victimes. Certains feront semblant d'être tristes. D'autres ne se cacheront même pas. D'autres encore pleureront pas respect. Et enfin certains se rendront compte de la réalité de la chose quand d'autres pleureront les leurs. La mort est cruelle pour tous. Et si douloureuse pour ceux qui restent.

Je me relève sur mes jambes flageolantes et d'un pas mal assuré traverse le champ de morts, l'odorat agressé par l'odeur de putréfaction qui emplit l'atmosphère. J'observe tous ces défunts. Soldates et soldats d'une cause perdue sous l'amoncellement de mensonges et de demi-vérités. Et comme tout bon être humain égoïste, au lieu de pleinement pleurer l'horreur de la scène, j'éprouve un certain soulagement à ne pas y trouver Sam ou Sayon. Aurais-je seulement été capable de supporter la perte d'un autre être cher ?

Mais ne pas les trouver ici me rappelle une autre douloureuse vérité. Je les ai perdus. Je ne sais pas où ils sont. Et dans ce tout-lieu où ils peuvent se trouver, je n'en connais pas moins leur état.

Folle, je commence à regarder partout la moindre trace qui pourrait me donner une indication. Car même si la pluie est connue pour effacer les traces, peut-être certaines subsistent encore. Peut-être certaines ont même été creusées par la pluie plutôt qu'effacées, car l'eau s'insinue partout et ne s'intéresse pas de savoir ce qu'on espère d'elle, elle se contente de tomber et couler jusqu'à trouver le lieu de son apaisement. Ou jusqu'à rejoindre un nouvel état dans sa longue vie de transformation perpétuelle.

J'erre, je cherche, j'espère et désespère jusqu'à trouver l'objet de ma quête. Là, des traces de puissants sabots. Pas un seul, mais plusieurs. Et si mes souvenirs sont exacts, c'est dans cette direction que Sayon est parti. En revanche je suis bien incapable de retrouver la direction prise par mon frère. Ses petits pas n'ont pas laissé la moindre trace sous le déluge.

Le désespoir m'envahit devant l'absence du moindre indice, car je ne peux partir à la recherche de Sayon en laissant mon frère livré à lui-même dans ce monde hostile, peuplé de gardes missionnés pour tuer et de monstres sanguinaires incapables de résister à leurs pulsions.

Le brouhaha de mon esprit se tait soudain lorsqu'un son étranger emplit mes oreilles. Des gens approchent. J'observe les alentours et trouve à côté un épais buisson qui saura me dissimuler. Je tente d'abord, dans la précipitation, d'entrer à l'intérieur. Les branches me griffent de partout et je me rends bien vite compte de ma stupidité. On ne peut pas entrer dans un buisson, aussi épais soit-il, sans en détruire les branchages. Ce qui réduirait à néant toute couverture. Je me positionne donc derrière, prête à me déplacer en silence dans le cas où ils viendraient jusqu'ici.

Ils sont quatre. Trois hommes et une femme. Je peux voir leurs visages découverts, leurs casques à la main, loin de l'inquiétude du combat déjà terminé. C'est visiblement la femme qui dirige les opérations et elle doit crier pour se faire entendre par-dessus la pluie batante et l'orage.

– Elle doit se trouver ici. Cherchez-la, vérifiez tous les corps, même s'ils n'ont pas la bonne carrure. Rien ne doit être laissé au hasard.

Les hommes s'attèlent en silence à la tâche tandis que la femme reste au centre du champ de bataille, refusant de s'abaisser à de si basses besognes. Elle est une commandante et guerrière, pas une sous-fifre qui doit fouiller des charniers. Ce genre d'attitude supérieure à le don de me mettre en rogne, mais je reste calme derrière mon buisson. Deux des hommes s'approchent de moi et se mettent à parler le plus discrètement possible dans le vacarme ambiant.

– Quelle connasse celle-là. Tu vas voir qu'elle ne va pas bouger le petit doigt et bien nous engueuler si on ne trouve pas le corps d'Alice, comme si c'était de notre faute.

– Clairement. On n'a pas idée de mettre ce genre de personne aux commandes.

– Heureusement qu'il y a des personnes comme Gontran ou Mme Renalia pour rattraper le niveau.

Tout le monde a l'habitude d'appeler Gontran par son prénom malgré son statut important. Je soupçonne d'ailleurs que ce soit à sa propre demande.

– C'est pas d'ailleurs eux qui ont retrouvé le frère ?

Je me tends immédiatement, à l'affût des prochaines paroles.

– Je crois oui. Il a plus de chance que l'autre, qui se fait interroger.

– C'est clair, le pauvre. Mais on n'avait pas ordre de tuer le frère ? Il est toujours vivant ?

– Apparemment Gontran a demandé des preuves avant de condamner un enfant.

– Ça va lui retomber dessus...

– Il paraît que Georges est déjà en route...

– Eh vous là-bas ! Cherchez au lieu de bavasser ! On n'a pas que ça à faire.

– Tu n'as qu'à nous aider pour aller plus vite si tu n'es pas contente, entends-je vaguement dire l'un des deux hommes alors qu'ils se séparent pour reprendre leurs recherches.

Gontran a retrouvé Sam. C'est une bonne chose que ce soit lui, mais le répit ne sera pas éternel. Je dois faire vite. Et ce qu'ils ont dit à propos de Sayon qui se faisait interroger, ce n'est pas bon du tout. Je dois me dépêcher.

Les trois hommes retournent auprès de leur cheffe. Les voix se font toujours aussi fortes pour couvrir le bruit de la pluie.

– Pas de trace d'Alice, commandante.

– Mais c'est pas possible, elle doit forcément être là ! Elle n'a pas pu se volatiliser.

– Si je puis me permettre, ce n'est peut-être pas pour rien qu'on l'appelle la Reine Volatile.

– Vous ne pouviez pas vous permettre, non.

– Commandante, peut-être est-elle encore vivante. Elle a pu prendre la fuite.

– Bande de bons à rien... On retourne au camp, ça empeste ici. Je réfléchirai en chemin à comment vous punir de votre incompétence.

Ils reprennent la route et je tourne mon regard vers Konrad pour lui envoyer des excuses silencieuses. Je vais devoir le laisser là. J'aurais voulu l'enterrer dignement, mais j'ai un frère et un ami à sauver. Une larme coule sur ma joue lorsque je prends discrètement leur suite.

La traquée devenue traqueuse.

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