Chapitre 34

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Mon frère souffre avec sa jambe cassée mais je n'ai aucune compétence pour le soigner. Sayon aurait su quoi faire, mais il n'est plus là. Une douleur monte en moi et je détourne le regard pour cacher les larmes qui menacent. Détourner de qui d'ailleurs ? De quoi ? Personne ne me voit, je cherche juste à les cacher à moi-même. Je lutte contre les pleurs pas par honte, mais car l'affliction est trop grande. Je ne peux m'abandonner à la douleur quand mon frère a besoin de moi. Même sans compétence, il faut que je m'arrête, voir ce que je peux faire pour lui. Nous avons mis assez de distance avec l'horreur pour pouvoir se permettre une pause.

Un mauvais pressentiment m'assaille soudain. Ou plutôt, j'ai conscience que quelque chose n'est pas normal, mais je ne sais pas d'où vient cette évidence. Puis d'un coup, je comprends. Les oiseaux. Ils ne volent plus pour nous fuir, ils passent même devant nous sans plus la moindre crainte pour Flèche d'Argent. Ils fuient autre chose.

– Alice...

Mon frère n'a pas besoin d'en dire plus, j'ai compris et incite Flèche d'Argent à accélérer. Mais il ne le fait pas, il n'en a plus la force.

– Je ne sais pas quel danger arrive, mais il va falloir faire face.

– C'est quelque chose de très dangereux.

– Comment le sais-tu ?

– Je le sens.

Je me questionnerai sur les perceptions de mon frère plus tard. Pour le moment, je dirige notre destrier à la suite des oiseaux. Confiante dans sa course, je regarde en arrière pour essayer de discerner ce qui se dirige vers nous. Mais le seul mouvement dans la forêt est celui du feuillage, agité par le vent léger.

– Quoi que ça puisse être, je crois qu'on l'a semé.

– Non !

– Quoi non ?

– Il est encore là.

Je jette un nouveau coup d'œil mais il n'y a toujours rien.

– Au-dessus ! s'écrie-t-il.

J'ai tout juste le temps d'apercevoir une gigantesque masse sombre avant de me rabattre par réflexe contre mon frère. La chose abat ses griffes derrière nous, là où aurait dû se trouver Flèche d'Argent s'il n'avait pas soudain accéléré. Il va si vite qu'on n'entend plus rien d'autre que l'air qui fouette nos oreilles. La course-poursuite avec le monstre ailé continue et le cheval a de plus en plus de mal à s'adapter au chemin tortueux. Une trouée plus loin indique qu'on va bientôt sortir de la forêt et il faut un instant de trop pour que je me rende compte que, sans les arbres, nous seront totalement à découvert.

– À gauche !

Mais Flèche d'Argent ne m'écoute pas. Je tapote son flanc pour l'encourager à tourner et il suit imperceptiblement l'ordre, mais trop peu. La peur l'incite à foncer tout droit. On traverse les derniers buissons, et ce qu'on trouve derrière est encore pire que ce que j'imaginais. Notre destrier pile d'un coup et je sens mon corps s'envoler. Mon regard se trouble comme s'il refusait de voir la réalité. Un impact dans les côtes m'arrache un cri de douleur et je sens que je rebondis sur la pierre pour me fracasser à nouveau plus loin. Et quand je crois que c'est terminé, je reprends de plein fouet une roche et me mets à rouler en pente raide. Mes membres s'écorchent sur la surface rugueuse. J'ai encore les yeux ouverts, je crois, mais je ne vois toujours rien. Incapable de même discerner le haut du bas. Les seuls sons que je perçois sont les hurlements de mon corps.

Ma chute s'interrompt et je sens le goût cuivré du sang dans ma bouche. Face contre terre, la première chose que je vois quand la vision revient est le gris sombre du sol et je sens l'odeur de la pierre humide. Et je ne saurais comment l'expliquer, mais je la ressens aussi, cette odeur. L'odeur de la douleur.

DamnationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant