Point de vue d'Euphrosyne
Dans le néant où je me sens flotter, une douce chaleur se répand en moi progressivement, entamant une lutte acharnée contre le froid qui m'enserre depuis maintenant plusieurs minutes. Je sens une présence, quelqu'un qui semble me retenir, comme une ancre dans l'immensité de l'oubli. Une voix grave, mais trop lointaine pour que je la reconnaisse, se fait entendre. Puis, une supplication. « Hadès, sauve-la... » Apollon ? Mes lèvres veulent répondre, mais mon corps ne réagit pas. Il m'est impossible de bouger, ne serait-ce que pour ouvrir les yeux. Je ne veux pas qu'il s'inquiète pour moi...
Si ça se trouve, j'ai simplement imaginé sa phrase. Mon esprit me parait si embrouillé que cela ne m'étonnerait même pas.
Alors peut-être cette réalité n'est-elle qu'un passage temporaire ?
Des échos, plus forts, résonnent. Des images affluent, vives, brutales, colorées. Apollon. Son rire me berce et je me retrouve dans la pénombre d'un amphithéâtre. Ses yeux rivés aux miens, il se penche pour poser ses lèvres sur les miennes. Autour, les gens se lèvent, acclamant la fin de la mise en scène d'Iphigénie. Mais nous sommes bien trop absorbés pour nous en préoccuper. Je ressens de nouveau mon cœur palpiter, tandis qu'il s'éloigne et me sourit, heureux. Puis, comme si le rideau s'était baissé, l'apparition devient de plus en plus floue. La couleur verte envahit mon esprit. Une forêt. Aglaé et Thalie courent à mes côtés. "Allez on fait la course ? La première qui arrive à la maison à gagner !". Je sens le froissement de nos robes, le parfum d'humus qui imprègne l'air. Mais ce souvenir s'estompe lui aussi face à la douleur vive provenant de ma poitrine. "Les quarante-huit prochaines heures seront cruciales". Ces mots me parviennent, et sans que je ne sache comment, un prénom s'impose : Hadès. Mon cœur martèle dans ma poitrine. Peut-être est-ce là une manière de marquer le temps ? Mais chaque pulsation m'affole un peu plus. Et si je ne souhaite plus vivre ? Cette vie n'a été que souffrance. N'ai-je pas le droit d'être enfin tranquille ?
Soudain, je suis dans la roseraie. Le linge blanc autour de moi sèche sur les cordes, jouant avec le vent. J'étale le dernier chiton quand des doigts effleurent mes cheveux avant d'enserrer ma taille. Heureuse, je suis heureuse. Je sens alors une drôle de sensation. Comme si l'on me grimper dessus. Une araignée. Aussitôt, une angoisse terrible m'envahit et l'endroit se métamorphose. Les couleurs et la luminosité du soleil laissent graduellement place à une pièce bien plus sombre. Pourquoi ai-je donc si peur ?
Athéna se matérialise devant moi, les sourcils froncés et l'air extrêmement en colère. Je distingue dans un coin une jeune fille qui s'est pendue à une poutre non loin d'un métier à tisser. "Ce qui s'est produit est entièrement ta faute. Tu le paieras toute ta vie". Sa voix résonne dans mon esprit, et je me sens me recroqueviller. "Athéna, je n'ai rien fait de mal... Laisse-moi partir s'il te plait...". "Comment oses-tu ? Je sais ce que tu as fait. Tu as fourni davantage d'inspiration à Arachnée, et c'est pour ça qu'elle a gagné le concours. Personne ne peut me battre, jamais". "Je vous ai donné la même dose, je le jure". Alors Athéna grandit, grandit jusqu'à ce qu'elle domine toute la pièce. D'un geste, elle fait disparaître la corde et le corps s'effondre dans un bruit sourd par terre. "Regarde Euphrosyne... Ce sera ton supplice. Ta culpabilité pour l'éternité...". Le corps se met alors à bouger, comme s'il convulsait. Puis, il se rétracte et rapetisse. Ses jambes s'allongent et s'affinent. Ses doigts fusionnent avant de constater, horrifiée, qu'ils se divisent ensuite en articulation. Une. Deux. Trois. Quatre. Jusqu'à l'apparition de huit pattes. Le visage change, ses yeux se multiplient, sa bouche se rétracte tandis que des crochets apparaissent, acérés. Tout son corps se couvre de poils noirs et dru. Je recule absolument terrifiée par le spectacle. La bête, car c'est de cela qu'il s'agit, se met alors à remuer, tentant de se relever. Un cri m'échappe tandis que la sentence tombe. "Arachnée te voilà à présent Araignée. Tu tisseras pour le restant de ta vie et tes descendants subiront le même sort".
La douleur mêlée à la peur qui m'oppresse grandit, se diffusant à chaque inspiration. « Ne t'inquiète pas. Tout se passera bien », prononce alors une voix douce et familière. Artémis. Une image de la déesse se forme alors dans ma tête. Elle semble si proche, si réelle... Cette phrase m'était-elle destinée ? En tout cas, elle m'apaise instantanément. En quelques secondes, toute sensation disparait, seul le noir subsiste.
Un. Deux. Trois.
Vingt-cinq. Vingt-six. Vingt-sept.
Cent huit. Cent neuf. Cent dix.
Six cent soixante. Six cent soixante-et-un. Six cent soixante-deux.
Mille trois cents. Mille huit cents.
Trois mille.
Et je perds le fil. Combien de minutes trois mille battements de cœur représente ? Une heure ? Moins ?
"Je suis près de toi Rose. Reste à mes côtés, je t'en prie". Cette simple phrase me refait basculer.
"Près de toi ma Rose, je te chante ces mots". La chanson résonne, accompagnée de la mélodie de la lyre douce et envoûtante. La lueur dorée du crépuscule se projette sur les marches de marbre de Delphes.
Qu'est-ce qui m'arrive ? Comment ai-je pu penser plus tôt mettre fin à mes jours ? Je ne peux pas abandonner Apollon, je l'aime beaucoup trop pour ça. Je l'aime. L'évidence de cette pensée me laisse apaiser. Comment ai-je pu oublier l'amour que j'ai pour lui ? Nos moments passés ensemble ?
Je me souviens. Peut-être pas de tout. Mais ce pas est déjà immense, il m'emplit d'aise. Je me rappelle. Des discussions sous les étoiles. Du goût du nectar lors des banquets divins. De la si ravissante chanson qu'il m'a composé. Et de notre mariage. Du sort d'Éris. Et de ma vie à Sainte-Marguerite. Les images m'assaillent. J'ai de plus en plus mal à la tête. Il faut que cela s'arrête.
Soudain, une vision se précise. Où était-ce ? Impossible de le savoir. Mais cela ressemble à une grande fête. Des dieux boivent, d'autres rigolent. Mes sœurs sont là elles aussi. "Je vais nous chercher un verre, je reviens. Ne bouge pas" dit Aglaé. Des éclats de voix me parviennent et, curieuse, je m'approche du petit groupe pour me joindre à la conversation. "C'est hors de question Arès" "Allez ! Cela fait depuis près de soixante-quinze ans qu'aucune Grande Guerre n'a éclaté" "Je ne te laisserais pas interférer dans les affaires humaines" dit Zeus. Je jette un regard à mes sœurs. Elles continuent de bavarder et à rire près du buffet, inconscientes du débat qui commence à s'épanouir ici. Je reporte mon attention sur les deux dieux. Arès est rouge de colère. Souhaitant détendre l'atmosphère, je l'interroge : "Pourquoi toujours vouloir semer la discorde, Arès ?". Ce dernier, déjà agacé par la conversation avec Zeus me regarde avec dédain. "Que viens-tu faire ici, Euphrosyne ? Ce ne sont pas des affaires pour toi. Retourne donc à tes danses insignifiantes et à tes rires futiles. Tu n'es qu'une misérable petite Charite." Son ton méprisant provoque un silence glacial, comme si la salle entière retenait son souffle, attendant ma réponse. Tous les yeux sont tournés vers moi. Blessée par l'insulte, mais refusant de me laisser intimider, je redresse les épaules. Je m'apprête à lui répondre, lorsqu'une voix mélodieuse intervient à ma place, me devançant. « Arès, ta colère est mal placée. Euphrosyne mérite notre respect. Elle a parfaitement le droit de s'exprimer ici. Elle a enrichi nos vies avec la beauté et la joie que seule sa présence peut susciter. Ne te méprends pas sur la puissance de la joie et de la grâce, car elles ont le pouvoir de désarmer bien plus de cœur que tes lames ensanglantées." Hestia, qui s'était rapprochée de notre groupe, incline la tête, approuvant les paroles du dieu des arts. « Écoutons la sagesse d'Apollon. Répandre l'amour et la beauté est le domaine des Grâces, et ce domaine nous enrichit tous ». Je leur souris avec gratitude tandis qu'Apollon prend ma main pour m'entrainer sur la piste de danse. C'est la première fois qu'il a un geste tendre envers moi en public. N'a-t-il donc plus peur des commérages ? « Euphrosyne, tu es mon étoile. Peu importe ce que pensent les autres de notre relation. J'aurais dû le comprendre plus tôt. »
Ses doigts effleurent ma joue en une caresse et la vision s'évanouit.
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La malédiction d'Euphrosyne et Apollon [Romantasy]
RomanceSe mettre une déesse à dos, ce n'est jamais bon. Mais quand celle-ci se venge et fait disparaître toute la joie dans ce monde par simple caprice, alors, le pire est à venir. Sauf si je parviens à rompre ce mauvais sort. Car toute malédiction peut êt...