Terreur et Confucius

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Adrien.

Un terrible hurlement résonne dans la villa.

Mayorca et moi nous levons d'un bond. Nous nous jetons dans l'escalier et grimpons les marches quatre par quatre. Mon cœur se met à tambouriner avec force dans ma poitrine. L'adrénaline fuse dans mon corps. Tout mon être est tendu vers un seul but : la rejoindre.

Rejoindre Leila et m'assurer qu'elle va bien.

Il faut qu'elle aille bien. Il le faut. Si jamais il lui est arrivé quelque chose...

C'est la minute la plus longue et la plus révélatrice aussi de toute mon existence. Diverses émotions me traversent comme une traînée de poudre dont on aurait allumé la mèche. C'est fulgurant, puissant et dévastateur. C'est à cet instant précis que je prends conscience que c'est elle : la femme de ma vie. La seule. L'unique. C'est fou ce que le cerveau peut enregistrer comme émotion en un laps de temps aussi court.

Je vis la révélation la plus parfaite de ma vie, en même temps que la terreur la plus absolue. Cela m'assaille comme un coup de poing en pleine poitrine. J'ai le souffle coupé et j'ai la cruelle sensation de perdre pied.

J'entre en trombe dans la suite nuptiale, Mayorca sur les talons.

- LEILA !!! je hurle.

Des pleurs. Je tourne la tête. La salle de bain.

Mayorca étouffe un juron et pousse la porte. Leila est recroquevillée sur le carrelage au sol et regarde avec des yeux exorbités quelque chose en face d'elle. Je tourne la tête.

Seigneur Jésus, Marie, Joseph...

Je me mets devant elle pour lui bloquer la vue. Le commandant tire violemment le rideau de douche.

Dans le bac de douche, sont posées dans une mise en scène macabre, deux mains humaines, coupées au ras des poignets, paumes ouvertes vers le ciel et contenant des diamants baignant dans le sang...

Nul besoin de message supplémentaire. Tout est dit.

- Sortez-la de là et restez avec elle, ordonne le commandant d'une voix grave. J'appelle mon équipe. Ne sortez sous aucun prétexte.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Je passe un bras dans son dos et un autre sous ses genoux. Je la soulève et l'amène directement au salon.

- Lei ? Est-ce que ça va ? je lui demande d'une voix douce. Tu n'as rien ?

Elle hoche la tête et s'agrippe à mon polo comme à une bouée. J'ai mal de la voir comme ça. Puis elle commence à se débattre.

- Laisse-moi descendre Adrien. Je dois marcher, me dit-elle d'une voix rauque.

- Ne dis pas de connerie, s'il te plaît. Tu as subi un choc. Laisse-moi t'aider.

- Lâche-moi, bordel !

Elle se débat et manque de tomber dans les escaliers. J'attends d'avoir fini de descendre les marches pour la lâcher. Leila titube mais réussit à se redresser. Elle ferme les yeux, respire profondément à plusieurs reprises et se reprend définitivement. J'admire cette force de caractère, cette maîtrise de soi et de sa propre peur. J'admire son courage, sa détermination, et, son envie de se battre aussi. Je le lis dans ses yeux. Leila ne lâchera pas prise.

Elle a montré pendant une courte minute une faille. Mais c'est terminé. Elle a su faire abstraction immédiatement de cet égarement. Parce que je sais qu'elle considère cet aveu de faiblesse comme une erreur. Alors que pour moi, cela me la rend d'autant plus précieuse. D'autant plus précieuse, parce que j'ai l'impression de lui être utile, enfin.

Je déteste devoir attendre ces moments où elle se montre dans toute sa complexité de femme, où je peux à mon tour être ce que je suis réellement : un homme épris.

Leila me rappelle ce que m'a dit mon père quand je suis rentré dans l'entreprise :

" Quand tu douteras, penses à Confucius qui disait : lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui veulent faire la même chose, ceux qui veulent faire le contraire et l'immense majorité de ceux qui ne veulent rien faire. "

Leila a vécu tout ça à la fois et le vit encore aujourd'hui. Et elle me fait vivre, à moi, tout ça à la fois.

Je sais d'où lui vient cet acharnement. Le détective que j'avais engagé m'a tout raconté de son passé dans la rue. Leila est une combattante, une survivante. Elle y a vécu pendant près de trois ans. Je ne pourrais jamais imaginer tout ce qu'elle a pu y voir, tout ce qu'elle a dû y affronter. En revanche, je sais du coup qu'elle connaît les deux extrémités de la chaîne alimentaire si j'ose dire.

Elle sait la pauvreté, la faim, la douleur et la frayeur. Elle sait ce que ça veut dire que de ne pas avoir de lendemain et de vivre jour après jour, heure après heure... Mais elle sait aussi l'opulence, la richesse, l'abondance et toutes ces choses que le commun des mortels rêvent et envient.

C'est pour ça qu'elle ne lâchera pas prise et qu'elle se battra pour ces populations là-bas en Afrique. Parce qu'elle sait qu'il n'y a pas plus honorable que de vivre de son labeur...

Parce qu'elle, c'est comme ça qu'elle y est arrivé. Et c'est là son cadeau aux autres, à ceux qui n'ont rien, si ce n'est la force de travailler toujours plus dur.

Je la regarde et il me semble que cela fait des heures. Elle était si fragile il y a juste un instant et maintenant elle est la force personnifiée. Un mélange brut de colère, de rage, d'envie de vaincre et d'obstination.

Je me demande finalement qu'est-ce que, moi, je vais bien pouvoir apporter à sa vie ?

Certainement pas la richesse. Encore moins, le pouvoir.

Mon travail en tant qu'associé ?

Mais Leila s'en sortait déjà bien avant de me connaître. Bien avant mon arrivée.

Ma protection ?

Mais en voudra-t-elle ? Sans compter que le commandant Mayorca semble plus que ravi d'avoir hérité de ce boulot-là et qu'il ne compte pas me laisser la place de sitôt...

Mon amour alors ?

Mais l'ai-je mérité ?

Oui j'en suis carrément là de mes questions. C'est fou. Cette femme me rend hystérique et irrésistiblement excessif dans mes sentiments et mon désir pour elle.

Je la vois qui s'agite au téléphone.

Attendez... Au téléphone ? J'ai raté quoi exactement ? Quelqu'un peut-il appuyer sur la touche "Review" ?

- Je me fous de savoir le temps que ça prendra ! Je veux que l'on retrouve la victime de cette horrible agression. Je veux savoir si elle avait de la famille...

Je ne sais pas à qui elle parle. Mais voilà encore une fois la preuve de l'extrême générosité de cette femme. Elle reçoit un avertissement, elle devrait être terrorisée, mais au lieu de ça, elle cherche à connaître la victime et sa famille... Pour les aider...

- Trouvez-les ! Je me fiche du temps que ça prendra et du coût !

Je la regarde déambuler, sa chevelure rousse voletant au gré de ses allées et venues. Je me rends compte du fossé qui nous sépare. Je ne sais pas si j'arriverai à le combler. Depuis Johanna, je ne veux plus croire à tout ça. Je me suis blindé émotionnellement. L'ironie du sort est que la seule femme qui compte vraiment et aussi celle qui n'a absolument pas besoin de moi.

Je déteste sentir mon infériorité alors même que tout nous met sur un pied d'égalité : notre métier, notre fortune, la reconnaissance de nos pairs...

Et ça me fait peur.


Back Fire - Edité et en vente-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant