5. Sûres mesures

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J'irai jusqu'au bout. Je tiens ma parole. Je suis forte. En plus, je représente l'agence et ses... valeurs. Ce qu'il y a derrière ces portes est important pour le client. Je ne dois pas rire. J'aime ce que je vais trouver là... Je prends une grande bouffée d'air, puis j'ouvre brusquement les deux grandes portes de la penderie.

Je souffle, j'en rirais presque de soulagement : devant moi, un joli petit haut blanc, et une jupe en cuir, toute simple, dansent sur leurs cintres en m'attendant. Rien d'autre.

La chemise, sans manches, est faite d'un tissu blanc délicat, impeccablement repassé. Je l'enfile rapidement, sans la fermer, puis je me saisis de la jupe. Le cuir noir luit dans ma main. Mes jambes s'y glissent instinctivement, mais le contact trop soyeux de la doublure sur ma peau me rappelle cruellement que ce vêtement, à l'évidence bien au-dessus de mes moyens, ne m'appartient pas.

La jupe se bloque sur mes hanches. Je force, en gesticulant devant la penderie... ça passe, le cuir enlace le haut de mes cuisses, et je sens mes fesses s'y blottir comme dans un nid. Le zip, au dos, me présente quelque résistance, puis monte d'un coup, enserrant la ceinture du vêtement sur ma taille. Je relâche les muscles de mon ventre, que jusque là je rentrais de mon mieux : la jupe maintient stoïquement son étreinte.

Avant de me regarder, j'entreprends de boutonner le chemisier. La règle du jeu veut que j'en ferme tous les boutons, comme pour tout ce qu'il me sera donné de porter sur ce bateau. Ça tombe bien, c'est ce que j'aurais fait : j'aime à casser les codes, en alliant par exemple l'allure sage d'un col classique en pointe comme celui-là, boutonné à ras le cou, à un autre vêtement en complet décalage.
La coupe sans manche, par contre, qui ne laisse rien voir de l'épaule mais dénude le bras tout du long, ne m'est pas familière. Je vais m'y habituer. Et puis, ne pas oublier, j'adore ce haut. Et je vais le porter comme si je l'avais choisi, moi. Facile, Mélie, facile...

Tant bien que mal, je glisse les pans du chemisier dans la jupe, et ce faisant, je constate un terrible raté dans son choix - dans mon choix - de vêtement : le satin rouge du soutien gorge transparaît nettement sur le voile blanc de mon haut. Merde. Je tire un peu le tissu, pour le faire bouffer sur ma poitrine... bon, ça passe.

Le reflet me renvoie une image surprenante de moi-même. Je passe la main dans mes cheveux pour les arranger un peu, mais hormis ma coiffure en bataille, je me trouve... belle. Chic. Oui, c'est osé, mais chic. C'est-à-dire, il m'aurait fallu un sacré prétexte pour oser envisager pareille tenue - un prétexte qui jusque là ne s'est guère présenté à moi.

Je me vois en secrétaire de direction, avec des responsabilités, de l'assurance. Une assurance que je n'ai jamais eue, pas plus que les responsabilités. Bonjour, je m'appelle Mélodie, je viens voir si vous auriez une autre mission pourrie d'intérim à me confier. Mes diplômes ? Hein ? Non, non... Quoi, ma tenue ? Comment ça, je pète plus haut que mes fesses ?

Je tourne plusieurs fois, examine les courbes de mon derrière, auxquelles le cuir semble irrémédiablement collé.
Elle me va bien, cette jupe, oui - juste un petit peu trop bien. Pour assumer ça dans la rue, mieux vaut aimer être regardée... évidemment, j'aime que l'on me regarde. C'est juste que j'ai du mal à trouver une contenance, lorsque ça arrive.
Bon, je devais m'y attendre, et je m'y attendais, après l'entrée en matière de Madame Mim. Mon cl... mon contrat aime le cuir. Donc, j'aime le cuir. Chouette hasard, parce que c'est vrai : j'aime bien. En plus, bien qu'un peu trop enveloppante, cette jupe est confortable. De coupe droite, elle s'arrête plusieurs centimètres au-dessus de mes genoux, prenant le soin de dessiner sur son passage les courbes de mes cuisses de reflets satinés et de plis horizontaux, sans pour autant entraver mes mouvements.
Super, Mélie ! Si Ulysse se révélait être un fou dangereux, tu pourrais courir à loisir ! En rond !

Bon, en tout cas, tout cela est tout à fait portable. Et me donne même une certaine assurance - surtout que pour le coup, je n'ai pas à me demander si ma tenue est appropriée, puisqu'on me l'a imposée.
Trop chic ? ...pas ma faute m'sieur : on m'a forcée !
...Bon, ça, je ne dois pas le dire... c'est la règle : cette tenue, on dirait que c'est moi qui l'aurais choisie, et on ferait comme si. Un jeu d'enfant. Auquel j'ai accepté de me livrer.
...En même temps, lui et moi, dans nos têtes, on saura que ce n'est pas vrai. Je saurai qu'il saura, donc, je n'aurais pas à me sentir mal à l'aise de me la jouer trop classe.
Oui... à part ce maudit soutien-gorge qui fait briller son rouge écarlate à travers mon chemisier...

Ce détail qui gâche tout me chiffonne, et un autre m'inquiète : je lève un bras en me regardant dans le miroir, de côté. Ça va : le tissu du chemisier est ajusté sous mes aisselles ; il ne baille pas, et ne laisse pas voir ma lingerie, contrairement à la plupart des hauts sans manches.
C'est un bonheur, le sur-mesure... Je comprends soudain : non, c'est le prêt-à-porter, qui est un malheur. Quand je pense à l'agacement - et l'inquiétude - qu'avait provoqué en moi cette séance de prise de mensurations. Je comprends mieux, aujourd'hui, l'enthousiasme de Sarah lorsque je lui avais raconté l'épisode...

- Il a demandé... tes mesures ! You bitch ! Non seulement ton premier contrat va être une partie de plaisir, avec un type qui est déjà dingue de toi, mais en plus, il va t'offrir des tenues de princesse !

Sarah était revenue de sa mission en Suède, où dix jours durant elle avait permis à un homme de se prendre pour James Bond - contacts autorisés, mais pas plus. La mission s'était bien déroulée pour elle, et nous avions enfin trouvé un moment pour nous voir tous les trois, avec Alex.

- Ils ont mesuré quoi, exactement, s'enquit Alex, dubitatif.

- Ben... tout. C'est bizarre. C'est une des filles de l'agence, Céline, je crois, qui s'en est occupée, dans le bureau à côté de Mim. Elle avait une feuille, qu'elle remplissait au fur et à mesure. Elle avait même un baguier, pour mes doigts...

- Un wedding ring ! Il va te demander de l'épouser ! lança Sarah - là, ce n'était plus de la jalousie, mais de la moquerie.

- Ou t'emprisonner les doigts dans un supplice médiéval, ajouta Alex.

Il s'excusa aussitôt en insistant sur le fait que ça n'arrivait jamais, et que c'était vraiment une très mauvaise blague de sa part.
Il voulut changer de conversation en me demandant ce que je savais de la mission.

- Pas grand-chose. Tout ce que Mim a bien voulu lâcher, c'est que je devrais porter ce qu'il choisit pour moi. Elle a aussi fait une vague allusion au cuir, en me demandant si j'avais quelque chose contre.

- Ah, sympa, ça, le cuir, commenta Sarah, songeuse et sérieuse. En tout cas, si Mim ne t'a rien dit de plus, c'est que c'est une mission facile. Plus elle lâche de détails à l'avance, plus c'est signe que ça va être compliqué.

- Ah oui, justement, ça elle me l'a dit, aussi : ça va être facile !

- Du cuir... il cherche une domina, songea Alex a voix haute.

- Arrête, Alex, l'interrompit Sarah ! Réflechis... si Mim avait eu dans les mains un contrat pour une domina, elle aurait fait quoi, d'après toi ?

- ...vrai : elle aurait gardé Mélie dans son bureau pour un discours de mise en garde de trois heures. Puis elle nous l'aurait envoyée pour un mois de formation.

J'étais habituée à ce ton complice, entre eux deux. Plein d'allusions, aucun détail, puis ils se mettaient à rigoler en me laissant sur le bord de la route. Et oui, ça m'énervait beaucoup.

- Et ton contrat démarre quand ? Où ? demanda Sarah.

- Ah non, mais... jamais.

À ma réponse, Sarah fit la moue, Alex exulta, ils se tapèrent dans la main comme des footballeurs. Je choisis de les planter là sans piper mot. Ils tentèrent de me rappeler, mais j'étais vraiment vexée : je quittais les lieux sans me retourner.  


Une croisière en cuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant