7. Le Paris - Marseille

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Romain était parti pour le wagon restaurant me chercher un chocolat chaud. Je m'étais déchaussée, et mes pieds, gainés dans leur soie toute neuve, reposaient sur le siège en face de moi.
C'est le seul moment de ce voyage où j'ai eu un peu de temps pour penser... j'aurais dû m'inquiéter : après tout, j'étais une marchandise, qu'un livreur accompagnait au client. Mais ce livreur, c'était Romain, qui avait commencé par me faire mourir de rire avec sa phobie des transports en commun. J'avais passé un long moment à le rassurer, puis, doucement, il s'était mis à me raconter des histoires de son passé, qui m'avaient transportée dans des mondes loin de tout.

Sa quête d'un chocolat chaud me fit brièvement revenir sur terre ; j'en profitai pour tenter de retrouver les résolutions que je m'étais fixée, en me remémorant les événements des dernières semaines...

Je m'étais vite réconciliée avec Alex et Sarah. Ils étaient venus me trouver chez moi le soir-même, après que j'eus quitté leur table un peu trop magistralement. J'avais coupé mon téléphone pour mieux résister à la tentation de leur répondre, mais ils m'avaient eu en glissant sous ma porte un dessin que Sarah venait d'improviser... on y voyait un smiley à couettes, une tête de sorcière furieuse, et dessous, cette légende : "Une princesse peut faire la gueule. Une agente, non !!! Faute professionnelle !" Signé: Madame Mim.

J'avais ouvert. Allongés par terre, nous avions passé notre soirée à écouter Sarah qui, pour une fois, nous parlait sérieusement. De sa vie, de sa jeunesse, de nous, ses amis, du plaisir qu'elle tirait de ce job, de cette majorité de missions qu'au fond, elle aurait bien fait pour rien tant elle s'y était amusée.
Ses confessions étaient touchantes. Si Alex était convaincu qu'il ne fallait surtout pas rechercher de plaisir personnel dans les missions, Sarah défendait la ligne diamétralement opposée. Je crois qu'Alex avait souvent peur pour elle, mais pour une fois, il l'écouta sans objecter, l'aidant même parfois à défendre ses positions en racontant quelques anecdotes personnelles
Les choses qui furent dites ce soir là allaient pour longtemps me servir de référence, tout comme les nombreux conseils qu'Alex me prodigua quelques jours plus tard, en tête à tête.

Ce n'est pas cette soirée qui me fit prendre la décision d'accepter la mission avec le grec, mais une autre Madame Mim, infiniment plus malhonnête que l'originale. Celle-là représentait une agence de placement de standardiste, pour faire l'accueil dans diverses sociétés high tech du quartier de La Défense.
Son discours était écoeurant, mais je commençais à en prendre l'habitude. J'avais vraiment besoin d'un job, pour payer mon loyer et continuer mes études, alors je l'écoutais, sans broncher. Elle parlait de ses employées en disant "les filles", et elle voulait entendre mes motivations.
J'ai très envie de devenir une de vos filles, que vous vendrez pour sourire aux visiteurs et répondre au téléphone - ça me fait rêver, Madame.
Elle enfonça le clou en insistant sur le fait que les filles devaient avoir une tenue impeccable, veiller à se maintenir en forme, et ne jamais se présenter chez le client en pantalon. C'est ce qui m'acheva.
Je lui fis toutes les promesses qu'elle voulait entendre avant de la quitter, mais ma décision était prise.

- Si j'avais su que tu aimais les fleurs à ce point, j'aurais prévu quelque chose de plus original !

Romain me tira de ma rêverie en posant le chocolat sur la table, près du minuscule sac à main verni de noir que je m'étais acheté pour ce voyage. Je tenais le bouquet de petites fleurs violettes dans mes mains - il avait dû me voir l'approcher de mon nez.

- ...oui, j'adore, mais non, non, celles-là sont parfaites !

- On dit que les fleurs aiment la musique, attends !

Romain sortit de son sac une sorte de lecteur de musique, muni de deux haut-parleurs miniatures qu'il s'appliqua à soigneusement écarter sur la table avant de mettre l'appareil en marche. Le son qui en sortit était d'une clarté impressionnante, mais bien trop fort : mon étrange et charmant bodyguard baissa rapidement le volume en serrant les dents pour s'excuser. Heureusement, les passagers les plus proches de nous se trouvaient à l'autre bout du wagon.

- Je suis désolé, hein, tu vas dire que j'ai des goûts de vieux, c'est sûr. Mais j'aime bien les vieux rocks. Et les fleurs aussi elles adorent, il paraît - surtout les violettes.

J'avais déjà entendu ce morceau, sans en connaître le titre : stand by me, de Ben E. King. Je me laissais porter par les paroles, qui reflétaient assez fidèlement ce que j'aurais moi-même pu prononcer à l'attention de Romain, et notre arrivée à Marseille Saint-Charles fut annoncée par les haut-parleurs bien plus vite que je ne l'aurais imaginé.  


Une croisière en cuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant