C'est un tout petit bureau carré, tout en verre. Il comporte une case, qui renferme un grand écran, incliné juste comme il faut, avec une avancée pour le clavier et la souris. La disposition m'a tout de suite rappelé celle des bornes d'accueil, où j'ai oeuvré si souvent.
D'habitude, l'idée de ne pas avoir d'écran vertical, c'est avant tout pour permettre à la standardiste de voir le client, et de l'aider. Là, j'ai l'impression que le but est légèrement différent : le client entend pouvoir me regarder, en permanence, sous n'importe quel angle.
Le flanc droit de mon bureau est accolé à un mur vitré, qui ferme sur la terrasse avant. La porte est juste là, derrière mon écran. Mon petit siège, avec son minuscule dossier, semble lui aussi intégralement fait de verre. Je me retrouve placée dans l'angle de la pièce, avec un grand miroir à ma droite, un autre dans mon dos. Un ouvrier s'est chargé de les nettoyer, après qu'Agnès les eut débarrassés des affiches qui les encombraient. Pendant ce temps, un informaticien achevait la préparation de mon ordinateur.
- C'est pour toi Mélodie. Vas-y ! J'ai pensé à ça, parce que tu m'as dit aimer écrire, mais tu peux en faire ce que tu veux !
Les techniciens achevaient de ranger leur désordre. J'ai marché timidement jusqu'au bureau, puis j'ai posé le cuir noir de ma robe sur ma chaise de verre, très consciente du fait que par le jeu des miroirs et des transparence, toutes les personnes présentes dans l'atelier et au delà avaient le loisir de regarder mon profil droit en même temps que le gauche, de comparer en une image la petite fente tentatrice qui surplombait ma poitrine à la longue fermeture dans mon dos, de considérer mes jambes, que le bureau ne pouvait dissimuler aux regards.
Puis tout le monde est parti, Ulysse compris, et je me suis retrouvée seule face au message de bienvenue affiché sur l'écran, qui attendait que je lui indique le nom de son propriétaire. J'ai improvisé "Liflette", histoire de contracter un de mes surnoms.
Le message "activation de la connexion internet" m'a surprise, et un instant, je me suis dit que lorsqu'on est milliardaire, se faire brancher une prise au milieu de la Méditerranée, ce devait être chose relativement banale.J'étais effectivement connectée. Mon premier réflexe a été d'aller voir mes courriers électroniques, mais la prudence acquise dans mes missions d'intérim m'a freinée aussitôt : je n'avais pas du tout envie que le grec puisse lire mes courriers, surtout pas. J'ai vérifié en haut : "https", cadenas fermé : c'est sécurisé, personne ne peut écouter, merci pour tes leçons mon petit cousin, je t'adore.
Rien d'intéressant dans ma boîte a priori... sans perdre de temps, j'ai rédigé un bref message à Sarah, qui disait : "Coucou collègue ! Moi je suis sur un yacht en route pour la Grèce, all is well for me, et toi ?"
J'avais tapé "tout baigne, et toi ?", mais je me suis reprise : pas envie, et sûrement pas le temps d'une discussion stérile sur des expressions françaises qu'elle aurait dû connaître depuis belle lurette.J'ai lâché le clavier pour tirer le bas de ma robe au maximum, et à ce moment précis, une boîte s'est ouverte à l'écran pour me proposer une connexion au tchat en direct. J'ai levé les yeux, et bien sûr, mon père était là, assis à la place de Mme Mim, partie Dieu sait où pour lui céder sa place. Il avait son expression sévère.
J'ai cliqué sur "non, merci", et le tchat a disparu. Papa aussi. Mais Sarah a surgit aussi sec, dans ma boîte mail.
De sa part, je m'attendais à une réponse du type "Salope ! Tu bronzes ?", mais ce fut un surprenant "dis-moi que tout va vraiment bien. Il est doux avec toi ? Pas de problème ? Tu ne paniques pas ?" - en anglais bien sûr.Pourquoi ce message m'a-t-il surprise ? Je réalise en écrivant ces lignes, quelques heures plus tard, qu'il était tout simplement maternel. Une fois de plus, je me faisais ranger dans la case "Mélie, faut la protéger, faut l'aider".
Si j'avais compris ça tout de suite, j'aurais rétorqué d'une réponse bravache digne de Super Fantasmette... au lieu de ça je plongeai dans mon rôle habituel : "oui, ne t'inquiète pas : ça va vraiment très bien. Il est doux, sympa, et il ne demande pas grand-chose."Ulysse ne revenait pas. Sa proposition, elle, me refit surface dans mon esprit : écrire. Les aventures de Fantasmette - moi !...
Je trouvai rapidement un site d'écriture en ligne - avec cadenas de connexion sécurisée -, et me mis aussitôt à la tâche. Écrire cette première aventure, mes sensations... où commencer ? Aujourd'hui, ou du début ? De quel début ? La cabine ! J'écris, Chapître 1 :"Mon bras passé par le hublot, je ferme les yeux. La baie vitrée de ma chambre est superbe, mais ses fenêtres sont fixes : une vue sur la mer, c'est un peu plus risqué qu'un balcon sur jardin.
Dans ma main, la fine toile du pantalon danse au vent. La culotte, elle, s'est déjà envolée. Je prends une grande inspiration, mes doigts s'ouvrent, voilà, c'est fait."
À ce moment, je me suis dit qu'il me faudrait raconter bien avant cela, à partir de ma rencontre avec le grec, peut-être, mais je continuais malgré tout mes premiers moments dans la cabine : le temps, ça n'existe pas. Le temps, c'est chiant. Déjà qu'on est obligés de suivre son tapis roulant dans la vie, toujours à la même vitesse - quoique -, si en plus on doit encore se soumettre à son rythme lorsqu'on écrit... pffff !
Non, le temps, à l'écrit, on en fait ce qu'on veut. Moi, en tout cas, parce que plus de prof dans mon dos, juste des miroirs - fini la litté. C'est pour ça que je peux, là, maintenant, en attendant le grec, narrer le moment où il y a quelques heures, je rédigeais mon arrivée d'hier sur ce yacht et que je songeais alors au fait qu'il me faudrait revenir plus en arrière, et que je le ferais plus tard dans mon récit. Le tapis roulant ? Quoi, le tapis roulant ? Hop, hop ! Je saute, je retourne là-bas, vous m'avez vue, vous ne me voyez plus....et moi je vais encore écrire un truc illisible.
Bon, je prends ma décision : il faut que je structure. Si la croisière dure trois ou quatre jours, je pourrais... prendre des notes d'une part, et avancer chaque jour sur le récit de ces dernières semaines, et d'autre part, comme il serait dommage de perdre le souvenir immédiat de la matinée, raconter aussi celle-ci - si Ulysse m'en laisse le temps.
Voilà, ce sera le plan : chaque jour, je raconte un peu le passé, puis le début du jour en cours. Le passé, tiens, je le raconterai au présent, pour mieux le faire revivre, et euh... la matinée toute fraîche, je la ferai au passé. Composé. Non, simple. Les deux. Hop - hop ! Prolepse, analepse, Madame, je fais pas exprès, la déchronologie : c'est le tapis roulant, si je fais pas ça, je m'endors dessus ! Pis c'est homodiégétique, mon récit, vous avez vu ? Comment ça, d'où je sors mes prolepses ? Ben, du fait que là tout de suite, je me relis quelques années après ces événements, et leur première rédaction ! Certaines remarques omniscientes ? Oui, ben pareil, hein, j'ai eu le loisir d'en apprendre un peu plus sur les autres protagonistes, dans la suite de ma carrière de fantasmonaute !
Note : penser à effacer ce paragraphe, et ceux qui précèdent, quand j'aurai fini ma rédaction. Et ne pas parler de Mark : lui et moi sommes désormais sur deux tapis roulants différents.
Bon, je vais raconter ce matin...
Ah, non : nouveau message de Sarah. Celui-là s'intitule... Truc, or dare ?Oh merde, c'est son tour : elle peut. Je serre mes cuisses de plus belle. Je n'ouvre pas le courrier tout de suite, attends, Sarah, j'écris, là, j'ai même une structure à suivre.
En bas de la fenêtre, je vois les anciens messages gardés là, pour me faire croire qu'ils viennent d'arriver. Expéditeur : Mark. Mark. Mark, Mark, Mark, merde !Je prends ma décision : j'efface Mark ! Et après, je me mets à mon récit, à partir de ce matin, jusqu'à maintenant. De la structure, du rythme, Mademoiselle Fantasmette ! J'écris :
"Chapître je sais pas encore. Titre : Écrire mon histoire
Je viens d'archiver Mark. En commençant ce récit, je m'étais promis de ne pas parler de lui,
et voilà qu'il est l'objet de ma première phrase."
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Une croisière en cuir
مغامرةJ'ai ouvert le long zip métallique de la robe. Celui-ci descendait jusqu'au milieu de mes fesses : j'engageai mes pieds joints dans l'ouverture pour glisser mon corps dans le cuir, une fine doublure faisant son maigre office de barrage entre la peau...