16. Double jeu

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Je suis prête. Mais comme à ma première sortie de cette chambre, j'ai la trouille : j'appréhende surtout de tomber sur quelqu'un de l'équipage, et de ne pas savoir quoi lui dire.
Un dernier coup d'oeil à la chambre... Ah mince ! L'armoire !

Chaque fois que je quitte ma chambre, j'ai pour consigne de vérifier si un élément n'a pas été ajouté à mon dressing, que je devrais alors ajouter à ma tenue. En l'occurrence, ce détail sous-entend clairement que la penderie et les tiroirs ont des accès par derrière... Je file voir : rien. Dommage, un peignoir aurait été le bienvenu, au moins vis-à-vis des, euh... des marins sur le bateau, parce que là, j'ai vraiment le look de la fille qui sort tout juste de son lit. Avec des gants, oui.

Sitôt la porte ouverte, une musique plutôt agréable envahit la chambre en douceur. Du jazz, je crois, avec une sonorité de concert.
Personne. Je tire la porte derrière moi sans faire de bruit, puis je lance mes pieds nus sur la droite. Pas âme qui vive au rez-de chaussée, apparemment, et la musique vient d'un peu partout, ce qui ne m'aide pas. Je grimpe le premier escalier... ah !

Il est là, assis à la grande table. Celle-ci est garnie de toasts, de pots de confiture, de bols, de couverts, de fruits, de plats divers, et de petits outils. Armé d'une sorte de tournevis, Ulysse essaie apparemment de décoller un truc d'un petit objet qu'il tient en main.

Il fait beau. Je rajuste une mèche de mes cheveux en m'approchant.

- Ça va ?

- Ah ! Mélodie !

Il s'est levé dès qu'il m'a vue. Je me suis naturellement approchée pour lui faire la bise, il a suivi le mouvement en posant une main sur mon bras de satin rose, on a l'air de copains en vacances, je crois. Et moi d'une lève-tard, si j'en juge par les restes présents sur la table.

Sans lâcher mon bras, Ulysse recule un peu, il me regarde de haut en bas, puis de bas en haut, avec un franc sourire :

- Tu es... belle comme tout, au réveil !

Han...
Je baisse la tête, il poursuit :

- J'adore ton pyjama ! Tu as bien dormi ?

- Merci... oui, oui très bien !

je m'installe sur une chaise, un peu plus loin. Yeux froncés à cause du soleil, je pose un coude de chaque côté de l'assiette, bras à la verticale, je laisse tomber mes mains vers l'intérieur, et je considère ce qui s'offre à moi sur la table.

- Café ?

- Ah, je veux bien, oui... S'il te plaît. Il est tard ?

- Aucune idée.

Il regarde mes mains en me servant le café. Je considère ça comme un signe : ma gestuelle exagérément féminine le touche.

- Tu... dors toujours avec des gants, comme ça ? Ou tu les enfile juste pour déjeuner ?

Ah le salaud ! D'accord ! Vieux copains, oui, tu parles !
Surgie de nul part, Madame Mim déboule sur le pont et s'installe à la table. Alex et Sarah la suivent, et tout ce beau monde me dévisage.
Tu es au travail, Mélie - c'est le moment d'assurer. Tout ce que tu portes, tu dois imaginer que c'est toi qui l'a choisi, et pas lui !

- Toujours ! ...enfin, pas toujours, mais... souvent. Parfois. J'aime bien, je sais pas pourquoi... Tu aimes ?

- J'adore !

Le pourri ! Je ris intérieurement. Madame Mim est satisfaite : c'est un peu ça, ce genre de jeu de rôle, le fond de commerce d'Evita, et je viens de passer le premier test. Il était simple, mais je comprends que le plus gros risque se présente lorsqu'on est pris au dépourvu, un peu comme moi, là.
Je dois faire attention, bien garder l'autre règle à l'esprit : quoi qu'il puisse me dire, je garde tout ce que je porte sur moi, et je me dois d'insister pour le garder.

La mangue est un pur délice. Tout en la dégustant, j'ajuste ma position et place nonchalamment un pied sur la chaise d'à côté. Le satin rose brille au soleil, et souligne chacun de mes mouvements d'un joli reflet. J'exhibe gaiement ma cuisse, tout en saisissant mon bol du bout des doigts - oulàlà c'est chaud, non ? Non ? Ah ?
C'est moi le spectacle - c'est mon rôle, il vient de me le rappeler, et j'ai dit que j'oserai, après tout.

- Je n'ai vu personne de l'équipage... ils dorment encore ?

- L'équipage ?

- Le... capitaine... enfin, le pilote, quoi... et puis les autres, j'imagine qu'il faut du monde, pour faire bouger un truc pareil, non ?

- Non : juste moi. C'est moi, le pilote. Et le capitaine, aussi, du coup.

Je m'efforce de cacher ma surprise : on est seuls, tous les deux, sur ce bateau, au milieu de l'océan ? Enfin, de la mer ? C'est lui, le capitaine ? Il a le pouvoir de nous marier ?

- Ah, d'accord ! Et... tu pilotes, là, donc ?

- Presque !

Je suis contente de le voir rire : il semblait drôlement occupé depuis tout à l'heure avec son bricolage, et ça me vexait un peu. Là, il vient de le poser sur la table, et il me regarde. Tout en faisant tournoyer un index de résille vers l'horizon, je tente la carte un peu cruche :

- Et... si une baleine arrive devant, là, d'un coup, tu fais quoi ?

- Euh... un constat ?

- Ah oui, et si elle venait de la droite, on aura l'air fin ! Enfin, toi... parce que moi, je suis pas le capitaine.

- On est arrêtés, là : la baleine sera dans son tort.

Ah. Je me disais bien qu'il bougeait tout en douceur, ce bateau, et qu'il était drôlement silencieux.

- Tu ne m'as pas dit où on allait... C'est une surprise, un secret ?

- Du tout, je peux te le dire : on va en Grèce !

- En Grèce ?

- Oui ! Enfin, l'intérêt, c'est surtout la croisière, hein - sinon, l'avion, c'est quand-même plus rapide... Tu as déjà visité la Grèce ? Les îles, peut-être ?

- Non... jamais. Et là, ce truc... c'est une pièce du moteur, que tu es en train de réparer ?

J'allais ajouter "tu me fais le coup de la panne ?", je me suis retenue : trop provocateur à mon sens, c'est vraiment pas moi, ça. Madame Mim est rassurée, elle bouffe sa mangue. Sarah se fait bronzer sur un transat, seul Alex me fait des signes : il veut que je me donne un peu plus en spectacle, il me semble, mais en même temps, il a l'air prêt à glousser.
Je repousse mes cheveux qui tombent en bataille sur mes joues. Pourquoi j'ai pas le droit de les brosser, le matin ?
Le grec, lui, il rigole :

- Exactement : je suis en train de te faire le coup de la panne ! ...tiens, regarde par toi-même.

Il me tend la pièce, je lui présente en retour ma main gantée. Il dépose l'objet avec délicatesse sur le coussinet de satin qui protège ma paume délicate. Je l'observe attentivement : ça ressemble à une petite cuisinière vieillotte, un modèle réduit, très réaliste, fait d'une sorte de porcelaine.

- C'est... une cuisinière, c'est ça ?

- Celle qu'utilisaient ma mère et ma tante, oui !

En disant cela, il fait glisser des papiers sur la table : j'y vois des photos imprimées de la cuisinière originale, sous différents angles.

- Viens, je te montre, si tu veux !

Il se lève, en me tendant une main enthousiaste : j'y dépose la mienne, et je le suis en courant sur le pont. Il est pieds nus, comme moi.  

Une croisière en cuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant