2. L'échiquier du fantasme

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Mélie, vas-y !

J'ouvre le second tiroir. Un soutien-gorge. Rouge vif, sobre et doux, assorti à la petite culotte que je porte déjà.
Un instant la pensée me traverse qu'il y a là quelque chose de confortable : un meuble immense ; un tiroir pour les culottes, un autre pour les soutiens-gorge, un troisième pour... les collants, peut-être. Et dans chaque compartiment, une seule pièce. Propre, prête, qui n'attend que moi. Classe...
...une seule pièce d'habillement, à laquelle je ne peux me soustraire : j'ai l'obligation de la porter, comme tout ce que chaque jour je trouverai dans ce meuble.
Ce fantasme est à la fois horrible et merveilleux... Tout ce qui a trait à l'habillement, moi, j'aime. Le goût pour les déguisements, lui, ne m'a pas quittée depuis mon plus jeune âge : j'adore ces histoires ou l'héroïne doit changer d'identité, s'infiltrer, passer de la gourdasse à la femme fatale pour mieux tromper les méchants.
Là, c'est toi l'héroïne, Mélie. La seule différence, c'est que c'est pas toi qui choisis ton rôle...

Ça, c'est le côté effrayant de l'histoire : je fais quoi, s'il m'impose de porter un truc que je déteste ?
Simple : je le porte, point. Avec le sourire, encore. Les briefings ont été clairs : je suis une pro, je représente les couleurs de l'agence, je me dois de porter ses valeurs, et surtout, surtout, je ne dois jamais renvoyer au client une image salie de lui-même. Moi, je suis le fantasme, l'incarnation de son rêve : a-t-on jamais vu un songe se moquer du rêveur qui l'a fait naître ?

Mes seins se faufilent dans les bonnets, et s'y installent confortablement tandis que je remonte les bretelles sur mes épaules. Je crois que ma poitrine n'a jamais été aussi à l'aise, tout en étant subtilement maintenue : pour moi qui suis depuis toujours incapable de trouver un soutien-gorge qui me convienne vraiment, le paradoxe est risible.
Je me suis souvent demandée si les actrices avaient la possibilité de garder les toilettes confectionnées pour leurs rôles. Cette pensée me traverse l'esprit un instant, pour moi, mais non : une lingerie de ce rouge-là, je ne sais pas si je la porterais. Quoique... sous un pull rouge, pourquoi pas ?

Les deux tiroirs suivants sont vides. Le dernier, tout en bas, héberge une paire de mignons petits escarpins noirs pointus, qui s'abritaient là en m'attendant. Ils sont tout simples, faits d'un cuir satiné noir, montés sur des talons à bouts très fins qui me feront bien gagner quatre centimètres.
Je les aime bien, et le modèle me convient tout à fait : je suis habituée aux talons, et pourvu que leur hauteur soit raisonnable, je peux en porter pour la journée.

Je me cambre un peu devant le miroir. Pas mal du tout... C'est toi l'actrice, c'est toi le rêve, Mélie. Oui... sauf que le grec, lui, voit les choses quelque peu différemment, et pour ce que j'en comprends, il reste sur l'idée de faire de cette traversée un rêve pour moi avant tout...


Dans les semaines qui ont suivi cette étrange soirée où j'ai rencontré Ulysse - un surnom improvisé par Sarah au cours de la soirée pour désigner le grec, je n'ai guère entendu parler de lui, mais il n'en était pas moins actif pour autant...
J'allais par exemple apprendre plus tard qu'il avait réellement approché les dirigeants d'Evita, l'agence vendeuse de rêve qui employait Sarah et Alex, pour tenter de concrétiser sa démarche, et faire de moi sa cliente quand lui serait, pour le temps d'un unique fantasme, l'agent au service de mon plaisir.
Tout cela sans me demander mon avis, naturellement - il faut dire que, comme je l'apprendrai longtemps plus tard, lui-même avait déjà ses entrées à l'agence, en tant que client. Car, disons-le, mon impression première était totalement fausse : doté d'une fortune colossale, le grec n'était pas de mon milieu, loin s'en faut.

Bref, malgré moult pirouettes pour tenter de devenir un agent, au terme desquelles Ulysse m'aurait offert ses services au travers d'un contrat aussi tordu que bidon pour lequel j'aurais payé un euro symbolique, rien n'y fit : cette solution, dont le seul mérite était de me faire devenir la cliente plutôt que tenter de me forcer à devenir une agente moi-même dût être abandonnée, car elle présentait trop de défauts. Le principal étant qu'en qualité de cliente, j'aurais conservé la liberté de me soustraire à l'emprise du grec à tout moment, quoi que dise le contrat. Une idée qui, pour lui, convenait mal à ce désir que j'avais exprimé de me soumettre au fantasme d'un autre.

Dans mon dos toujours, alors que je gesticulais dans une situation personnelle compliquée en terme de travail, le grec reprit les tractations avec l'agence.

Moore et Perrin, les fondateurs d'Evita, étaient unis à la scène comme à la ville. Ils connaissaient le riche grec, et l'appréciaient. Sur la forme, sa demande ne posait guère de problème au couple de dirigeants : oui, l'agence pouvait ponctuellement employer une contractuelle - moi - en qualité d'agente.
Mais les deux patrons avaient les moyens de leur intransigeance sur un point, qu'ils exposèrent au grec : hors de question de me forcer la main. Ils y mettaient là un point d'honneur, qui ne supporterait aucune concession... leur agence n'inciterait jamais quiconque à se vendre pour des fantasmes. La décision de devenir agent d'Evita devait être un choix déterminé, mûrement réfléchi, et librement consenti.

C'est là que Sarah entra en scène sur l'échiquier du grec. Sarah, ma copine, cette même copine qui, de toute façon, me proposait depuis belle lurette de m'essayer un jour au rôle d'agente fantasynaut, pour "me décoincer un peu".
Les raisons qui poussèrent Sarah à forcer ses talents d'actrices pour me précipiter dans ce véritable traquenard étaient louables - au moins pour elle...
Comme elle allait me l'expliquer (longtemps après mon retour de cette mission), en premier lieu, oui, elle pensait vraiment qu'une expérience d'agente contribuerait à soigner mon introversion - et au passage, à m'éloigner d'un boulot pourri qui ne m'apportait rien, au propre comme au figuré.
Mais surtout, notre Ulysse était un client connu et éprouvé - pas par elle - à qui l'agence accordait un indice de confiance de 92%. Consciente de cette légitimité, Sarah, conviée à un diner en tête à tête avec le grec, entendit de sa bouche ses intentions à mon égard. Il ne lui avait rien révélé de ses plans, mais Sarah, aussi dangereusement empathique que moi, avait goulûment digéré toute la bienveillance de ce projet dont elle ne connaissait pas le moindre détail, et s'apprêtait à me la resservir en l'édulcorant de notre amitié.

C'est ce à quoi elle se consacra, avec subtilité, dans les semaines qui suivirent. Elle fit même d'Alex son allié dans cette bataille, sans rien lui révéler de son entrevue avec le grec. Deux mois plus tard, j'allais céder.

Deux mois, c'est aussi le temps qu'il fallut à Sarah pour convaincre Madame Mim, le cerbère d'Evita, d'accepter d'envisager l'idée de mettre dans les bras d'un client parmi les plus prestigieux de l'agence - Ulysse - une complète débutante - moi.

Madame Mim, c'est le surnom que Sarah avait donné à Sophie-Jeanne, la toute-puissante directrice de l'agence, qui n'avait de comptes à rendre qu'à Moore et Perrin, absents des locaux au point de ne pas-même y avoir de bureau.
Madame Mim portait Evita sur son dos. Elle y contrôlait tout, elle s'y épuisait, et quoi qu'en disent ses deux patrons ou le grec lui-même, elle n'était aucunement prête à courir le risque de voir l'agence livrer une mauvaise prestation - moi.

C'est là qu'Alex devint un allié précieux aux intrigues de Sarah. Madame Mim adorait Alex. Elle le considérait comme un des rares véritables professionnels de l'agence, parce que notre ami avait, selon elle, cet authentique talent d'acteur qui consiste à éteindre son cerveau pour se mettre tout entier au service du metteur en scène.
Poussé par Sarah, Alex étala ses louanges à mon égard aux pieds de Madame Mim, et celle-ci finit par céder, comme moi. Elle accepta de me recevoir pour un entretien.


Une croisière en cuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant