11. Salope tout court

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Il disparaît à l'étage, puis revient brièvement dans mon champs de vision. Je continue à le regarder, mais lui ne me voit pas. Il a l'air très occupé. Ils sont combien, là haut, ils font quoi ? Et qu'est-ce que je dis ? Salut, je suis Mélodie, call girl. Le grec m'a louée, et je ne sais pas trop ce que je dois faire, mais ça va venir. Beau temps, hein ?

Mon coeur accélère ses battements. Merde, Mélie ! Je monte ? Trop la trouille, je... Banzaï !

- Coucou !

En voulant quitter ma gorge, ma voix s'est heurtée à ma glotte, sur le côté. Déviée de sa trajectoire, elle a alors manqué le passage entre mes dents, et un rebond dans ma bouche plus tard, elle terminait sa course sur ma langue. Tout ce qu'on aurait pu comprendre de ce "Coucou !" désespéré, c'est que j'étais une personne sourde de naissance, qui venait de s'essayer à la parole.

Je souffle. Voilà. Ce n'est pas possible d'être nerveuse à ce point ; dans deux minutes, ce sera passé, je le sais, alors pourquoi, pourquoi ça me fait ça ? Bien sûr, de là-haut, personne n'a entendu mon étranglement.
J'invoque mes conseillers pour une conférence en pensées.
Sarah me dit "tu vas t'éclater ! Vas-y ! Smile, et Enjoy !"
Je souris comme elle me l'a demandé, puis je la vire vite fait de ma salle de conférence. Suivant.

Alex tente de me rappeler les qualités qu'il admire en moi, comme il le fait souvent... Gentille. Honnête. Droite. Fidèle. Pffff. Mignone à croquer. Ah ? Sincère. Douce. Câline. Re-gentille. Il rame un peu, m'enterre plus qu'il ne m'aide en listant tous mes traits inutiles, mais de toute façon, Madame Mim, derrière lui, me hurle : "Tu représentes l'agence, nom de Dieu ! Monte là haut tout de suite, et avec classe ! Tu as un con-trat à remplir !"

Plus d'hésitation : je me lève calmement, et me dirige vers l'escalier. Tac ! Tac ! Tac !

Il est des tenues qui font gagner des centimètres, et d'autres qui en font perdre. Des personnes, et des situations, aussi...
Je me rappelle cette conversation que j'avais eue avec un garçon, à qui la notion de légitimité dans l'habillement échappait totalement. J'avais dû lui expliquer la lutte des classes, lui détailler la différence majeure entre bien s'habiller parce que le contexte l'exige naturellement, et se mettre sur son trente-et-un sans raison...
Par exemple, moi, comment j'aimerais m'habiller tout le temps, simple : en robe à crinoline. Dans le métro, oui - ces messieurs n'auraient qu'à se pousser pour me garder trois ou quatre places assises. Et moi je mesurerais d'un coup dix centimètres de plus. Sauf que si les autres filles n'en portent pas, des crinolines, crac !, mon bénéfice se transforme en négatif.
Par exemple, à un mariage, à peu près toutes les filles présentes aimeraient bien porter une robe de mariée, comme ça, hop ! Mais on peut pas, y en a qu'une qui le mérite, et elle prend quinze centimètres. Les autres, elles seraient déguisées, et être déguisée, c'est nul : moins cinq centimètres. Sauf à une soirée déguisée, là, c'est bien : plus cinq pour une belle tenue !

Par exemple, quand j'étais jeune, à l'époque où je suis partie en filière littéraire, si l'on m'avait demandé comment je me voyais plus tard, j'aurais évidemment dit "en tailleur, style femme fatale : ces nanas qui me font baver d'envie dans la télé, ça sera moi. Je serai avocate" Comment je comptais devenir avocate en partant en Littérature est un mystère, oui, je sais. Mais si Alex avait indiqué "cohérente dans mes choix" dans la liste de mes qualités, je ne serais pas sur ce yacht en ce moment.

Par exemple, la période où j'ai dû, légitimement, porter un tailleur pour mon boulot, celui-ci exhibait mine de rien sur ma poitrine l'emblème de mon employeur par intérim, pour bien indiquer que attention, je porte un bel ensemble, mais je suis une grouillotte à votre service : je ne pense pas, moi. J'accueille. Et je perdais dix centimètres au lieu de les gagner.
Alors oui, c'est comme ça... quand on est une fille, il ne suffit pas de chercher à bien s'habiller : il faut se vêtir du mieux que l'on peut, mais avec légitimité, dans les limites de notre classe sociale. Les limites hautes, si possible.
Après, quelques écarts sont possibles, comme aller acheter à peu près les mêmes habits, mais dans les magasins de la classe sociale du dessus. Ça coûte quatre fois plus cher, ça reste sobre, mais quiconque y regarde à deux fois se dit : "wouah la salope ! Elle frime pas, mais elle a les moyens !"
Dans la catégorie des mauvais écarts, il y a l'inverse, le tape-à-l'oeil pas cher. Résultat : "elle a pas les moyens, et pas de raison valable pour s'habiller comme ça. Elle cherche à coucher, cette salope."
Voilà, en matière d'habillement - et je ne parle même pas de mode - il y a les normées, les discrètes, les bonnes salopes, les mauvaises salopes, et bien sûr, les salopes tout court, celles qui légitimement s'habillent dans le luxe, qui en ont les moyens, et la raison...

Tac ! Tac ! font mes talons. Hier encore, j'étais une discrète. Tac ! Tac ! Me voilà passée salope. Tac ! Tac ! Tout court. C'est pas un tailleur, ma tenue, mais ça y ressemble, et c'est sûr, tout ça vaut une fortune. Tac ! Tac ! Et y a pas le logo du grec sur ma poitrine.
C'est ma tenue de travail, c'est ce que je dois porter. Parce que je suis une salope de luxe. Tac ! Tac !

J'ai pris quinze centimètres de confiance sur mon chemin vers l'escalier. Mon coeur s'est complètement calmé, un léger sourire qui en dit long se dessine naturellement sur mon visage, parce qu'on est comme ça, nous les salopes tout court. Et moi, je suis en mission, j'ai un contrat à honorer. Monte avec moi, Sarah, oui ! Toi aussi, Alex, et Madame Mim, regardez, ça va vous plaire !

Me voilà en haut, tout en haut du bateau. Il n'y a... personne ?
Devant moi, au fond, côté arrière, une immense banquette lit, une sorte de clic-clac de milliardaire qui ne se replie pas, et permettrait bien à dix gros banquiers de s'allonger côte à côte pour bronzer, avec des coussins un peu partout. Le nom bain de soleil me vient à l'esprit.
Sur ma gauche, la mer. Sur ma droite, là, pas loin, un beau bar, garni de plateaux. Derrière, ça fume et ça frétille.

Je me retourne : le grec est là, qui dépose un plat sur une grande table basse en verre en me tournant le dos. il porte un pantalon décontracté, écru comme les fauteuils, et un tee-shirt blanc. Il est nu-pieds. Il n'y a personne d'autre. Je détourne mon regard de ses fesses pour l'orienter sur la table, où j'aperçois de petites assiettes soigneusement disposées.

Une croisière en cuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant