10. Pas que beau

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"Si tu es la cliente... c'est à l'autre de faire l'effort, pour t'amener dans ses fantasmes."

Ça aussi, c'est une bouée qui m'aide à flotter. Mais pas vraiment, je ne la compte pas, parce que de ce côté je m'attends à entendre un "paf" de crevaison, suivi d'un "pschhhh" qui mettra ma noyade en musique.
Le grec était-il sérieux, lorsqu'il disait vouloir faire de moi la cliente, et que tous les efforts lui reviendraient pour réaliser mon fantasme ?


Je n'ai pas de fantasmes, moi, mais un premier effort à réaliser, et un gros : ouvrir la porte de ma cabine. Puis penser à faire bouffer mon chemisier chaque fois qu'il revient se coller sur ma poitrine. Raser les murs pour dissimuler mes fesses, dont la rondeur risque d'un peu trop briller au soleil. improviser des choses à dire aux passagers que je vais croiser. Et parmi ceux-là, trouver Ulysse. Puis tirer sur mon chemisier, et cacher mes fesses. Pas d'efforts, non... tu parles ! Mais... que Madame Mim me croque, j'ai donné ma parole !

Un dernier grand sourire pour détendre mon visage, une grande inspiration pour traverser le pont en apnée, puis je tire la porte. Doucement.

...personne. Ma chambre est au... rez-de-chaussée, je ne sais pas si l'on dit ça, pour un bateau, et elle donne directement sur le pont, plus ou moins à l'air libre : il y a un long plafond au-dessus, c'est le plancher du premier étage.
Sur ma gauche en sortant, tout près, il y a maintenant un petit balcon qui donne sur la mer - c'est là que se trouvait la passerelle par laquelle j'ai embarqué.
Droit devant moi, c'est un petit salon, moderne et cosy, autour d'une grande table basse qui inspire les cocktails à la noix de coco, avec des parapluies et plein de pailles, et du sucre sur les bords du verre. Derrière ce salon, il y a un autre salon, lui aussi couvert par le plafond, et derrière tout ça, c'est l'arrière du bateau, où, sans oser trop regarder, je devine la piscine.

Tout cela est d'un luxe incroyable. Les boiseries, le cuir écru des fauteuils, les petites touches d'acajou, les baies vitrées coulissantes prêtes à cloisonner ce magnifique ensemble, les lumières... j'ai l'impression de tâcher cette beauté par ma présence, et la trop vive conscience de mon soutien-gorge me conforte dans cette triste voie.
Sur ma droite, d'autres portes suivent la mienne, et plus loin j'aperçois le bas d'un escalier, juste avant un autre balcon donnant sur la mer.

Pas le moindre bruit. Le bateau ne tangue pas - à peine ose-t-il onduler lentement lorsque je fixe la ligne d'horizon, mais c'est peut-être là un effet des battements trop brusques de mon coeur.
Si un passager arrive soudain et me lance un "bonjour", c'est sûr, je fais une crise cardiaque. Je dois trouver une contenance.

Je me retourne, je claque ma porte, je souris comme une conne, je souffle, et vlan, demi-tour, style passagère moi aussi, ça va ? Beau temps aujourd'hui, hein ?, je fais quelques pas vers la petite table.
Le bruit sec de mes talons m'invite à m'arrêter, mais non, le tapis, là : je termine ma petite course par une grande enjambée, et me voilà sur le tapis - sauvée, je ne bouge plus. Tiens oui, la piscine, là !

Pendant une demi-seconde pathétiquement débile, la pensée me traverse d'enlever mes chaussures, pour faire cesser le bruit, et avoir l'air nonchalante-cool. Pile-poil la pensée à ne pas avoir, paf ! - je m'efforce de la chasser de mon esprit, pour tenter d'oublier que non, j'ai pas le droit.
Je m'assois trente secondes sur le bord d'un fauteuil, le cuir de mes fesses crisse sur celui du fauteuil, celui-ci, surpris, lance comme ça à ma jupe : "tiens, t'es noire, toi ?"

Du coup, je me relève. Mon coeur s'est calmé, mais je n'en mène pas large. Où est Marseille, où est l'escalier de la gare ? Je ne distingue que la mer, tout autour, à perte de vue. La mer, et un ciel de fin de journée si bleu que j'y verrais presque les vagues se refléter.
Allez Mélie !

Je me lance calmement vers l'escalier, en faisant mine de me moquer du bruit qui perce le silence à chacun de mes pas.

Le premier niveau ressemble au rez-de-chaussée, dans sa décoration, dans son plafond, dans son ouverture totale à l'extérieur, ses parois vitrées coulissantes qui permettent de fermer le tout, et dans son silence. Je suis dans un cauchemar. Un virus a tué tous les milliardaires de la terre, ils ont fait "pouf" sans laisser de trace, comme ça, d'un coup, et me voilà perdue sur un bateau fantôme au milieu de la Méditerranée.

En lieu et place du salon du rez-de-chaussée, il y a là une salle à manger, avec une grande table ronde, on va dire en ébène, parce que je ne connais pas plus que l'acajou, mais ce sont là les mots que m'inspire le décor.
Si je me dirige vers l'avant du bateau, au-dessus de ma chambre, donc, je crois, il y a encore un petit salon à faire pâlir ma jupe, que je lisse sur mes fesses pour calmer son anxiété. Et si je marche vers l'arrière, passée la table ronde, il y a - tiens - des banquettes ! Mais celles-là sont au soleil, au-delà du plafond du plancher du deuxième étage, enfin, il me semble.
J'y vais, style salut passager, moi je suis une passagère, et donc, futile, je vais me faire bronzer les gambettes - beau temps, hein ? Tac ! Tac ! Tac ! Tac ! Quoi ? ...le bruit ? Non, pas remarqué... ah si, un pivert, oui ! Je l'ai vu, il finissait le crâne d'un milliardaire, au douzième étage !

Je prends place sur l'immense banquette, en me calant bien au fond cette fois, et dans un nouveau crissement de cuir à cuir, ma jupe s'essaie à son tour à des phrases moqueuses sur le canapé : "ben alors ? T'es au soleil et t'es tout pâle, toi ! Sinon, beau temps, hein, toubab ?"

Je pose mon bras nu sur l'accoudoir - c'est chaud, mais agréable -, et tout en décollant mon chemisier de mon maudit soutien-gorge, je croise ma jambe droite sur la gauche. Comme graissée par sa doublure de satin, ma jupe suit le mouvement avec fluidité : un bref instant, j'éprouve le sentiment de voir mon bassin enveloppée d'un fourreau organique, comme les os d'un chat dans sa fourrure.
Ma cuisse droite se retrouve exposée plus haut que je le voudrais. Discrètement, je la remonte, du bout de mon ongle fraîchement manucuré aux frais d'Evita, option plus de cuticules et verni incolore, pour tenter d'aller sentir si le rouge de ma petite culotte est révélé : non, ça va, il y a un peu de marge, et...

Bling !

Le bruit vient du deuxième, là, sur ma gauche, juste au-dessus, pas loin. Je lève la tête vers la partie en promontoire... c'est lui. Il ne m'a pas vue, il est affairé avec des trucs que je ne distingue pas... Je souris chaleureusement tout en l'espionnant, de sorte que s'il tourne la tête, je pourrai lui dire "beau temps, hein !", sans avoir l'air de l'épier, et en prime, c'est lui qui fera la crise cardiaque au lieu de moi. Ou au moins, avant moi.Mais mince, il est plus beau que dans mon souvenir... c'est bien lui, oui ?  


Une croisière en cuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant