Chapitre 19

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Toujours sans la moindre expression, il écrasa son mégot sur le rebord extérieur de ma fenêtre et le jeta dans ma corbeille. Il revint s'accouder au rebord. Puis il reprit :

― L'année qui a suivi a été la pire de ma vie. J'ai commencé à voir un médecin spécialisé, à l'hôpital. Il a pris en charge mon traitement. Mon organisme n'a pas bien réagi aux premiers médicaments qu'il m'a donnés, j'ai subi de nouvelles nausées, des étourdissements, ce genre de trucs... Il a fallu tâtonner pour trouver la bonne combinaison d'antiviraux. C'était l'enfer ! Mais j'ai gardé tout ça pour moi. Je ne voulais pas que mes parents sachent, j'avais honte, et ça ne regardait que moi. 

» Mais ils ont dû supporter mon humeur de merde. J'ai carrément pété un câble. J'étais bouleversé, anéanti, persuadé que ma vie s'arrêterait bientôt. J'ai commencé à être désagréable avec mes proches, à tous les envoyer chier. En particulier Yann, que je me suis mis à emmerder sans raison. Avant je me contentais de l'ignorer, mais maintenant je le provoquais volontairement, et méchamment.

» Je ne supportais pas de rester enfermé, je séchais les cours sans arrêt, jusqu'à me faire renvoyer. J'ai refusé de retourner dans un autre lycée. J'allais avoir dix-sept ans, l'école n'était plus obligatoire. Mon père m'a sommé de trouver du boulot, sinon il me coupait les vivres. Heureusement ma mère a réussi à le dissuader sur ce point. Sinon j'aurais vendu de la drogue, j'aurais trempé dans des trafics louches, ce genre de chose. J'ai vraiment failli mal tourner... Au lieu de quoi, j'ai passé mes journées à traîner dehors, à boire, à fumer. Je me soûlais continuellement pour échapper à mon enfer. Et le nombre de paquets que je m'enfilais ! Tout mon argent de poche y passait. Quand je n'en avais plus, j'en volais où je pouvais.

Maël crispa le visage, rattrapé par un souvenir particulièrement désagréable.

― J'ai vraiment déconné, Céline..., murmura-t-il.

― Tu te droguais ? soufflai-je.

― Non, j'ai au moins eu la présence d'esprit de ne pas toucher à ça, ma santé était déjà assez mal en point. Je me soulageais dans le tabac et l'alcool, ça me semblait moins dangereux. Depuis j'ai arrêté de boire, mais je n'ai pas pu arrêter complètement la clope. Enfin, comme je te l'ai dit, j'ai quand même beaucoup diminué le nombre. J'en ai toujours besoin, de toute façon. Ça m'apaise.

Il soupira profondément en fermant les yeux. Quand il les rouvrit, ce fut pour reporter son regard au loin.

― Bref. Ça n'allait pas en s'arrangeant, et mes parents se sont engueulés de plus en plus à cause moi. Je rentrais complètement bourré, mon père voulait sévir mais ma mère en larmes lui assurait que mon brusque changement de comportement était un appel au secours. C'est ce qu'on lui avait dit. À propos de quoi, elle ne savait pas, et je ne voulais pas qu'ils sachent. C'était trop personnel, ça ne regardait que moi. Plusieurs fois elle a tenté d'en savoir plus, mais je me refermais, jusqu'à l'envoyer promener si elle insistait.

Accoudé à la fenêtre, Maël se couvrit le visage d'une main, comme pour chasser les horreurs qui lui revenaient.

― Finalement, c'est mon médecin qui m'a sonné les cloches, à force de me voir arriver bourré aux consultations. Il m'a passé un sacré savon, en m'expliquant les risques que je faisais courir en plus à ma santé avec une mauvaise hygiène de vie. Inutile de dire que je suivais mon traitement de façon très aléatoire... C'est la seule fois où je l'ai vu s'énerver à ce point. Il m'a engueulé comme l'aurait fait mon père, furieux de voir un jeune se bousiller comme ça. Et je ne lui en serais jamais assez reconnaissant ! Ça m'a remit les idées en place, il était temps. J'ai arrêté les conneries, je me suis repris en mains. Je suis rentré sagement chez moi et j'ai arrêté de boire. Mais pour mes parents, il était trop tard, soupira-t-il. Mes frasques avaient miné leur entente, ils n'étaient plus aussi proches. Ils ont fini par divorcer deux ans plus tard.

Oh. Je retins mon souffle, consternée par cet aveu. Ce remord qu'il portait s'ajoutait à une liste déjà longue...

― Yann me déteste aussi pour ça. Pour le mal que je leur ai fait... Je leur ai plusieurs fois demandé pardon depuis, et même s'ils m'ont pardonné, ils ne se sont pas remis ensemble pour autant.

Maël se redressa, fit jouer les articulations de son cou et de ses épaules pour s'étirer.

― Enfin bref, je me suis décidé à chercher du boulot. J'ai enchaîné plusieurs petits jobs. Quand j'ai eu dix-huit ans, mes parents m'ont aidé à louer un appart – je n'avais pas de situation stable, ils se sont portés garants. Et puis j'ai découvert le tatouage. Je n'avais aucune expérience, mais Isabelle a accepté de me prendre à l'essai, et ça a marché. Voilà. Fin de l'histoire.

Il referma la fenêtre, se tourna vers moi et je pus enfin croiser son regard. Il n'y avait plus aucune trace d'émotion, son visage avait revêtu un masque d'impassibilité.

― Céline, promets-moi que tu n'en parleras jamais à personne.

― Je te le promets, dis-je en le regardant droit dans les yeux. Et je te demande encore pardon pour ce que j'ai fait.

Il hocha simplement la tête, sans rien ajouter. Puis il se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et disparut en lâchant un « à plus ! » lapidaire. Pas la moindre marque de pardon, encore moins de tendresse.

Je le regardai partir le cœur serré. C'était comme s'il prenait la fuite, pour ne pas rester plus longtemps en ma présence. Il avait sans doute besoin de se retrouver seul, après tout ce qu'il avait remué...

D'ailleurs, rien ne l'obligeait à se confier autant à moi... Il venait de me déballer son histoire sans que j'aie besoin de le lui demander. Il aurait pu se contenter de claquer la porte, furax. Malgré son départ précipité, malgré la rancune qu'il me portait toujours, il me faisait confiance, plus qu'à n'importe qui. Cela me toucha, droit au cœur. 

Cela dit, il était parti sans que je puisse deviner les émotions qui l'animaient. Colère ? Déception ? Je savais seulement que revivre tous ces mauvais souvenirs l'avait chamboulé. Je regrettais plus que jamais de l'avoir blessé. J'aurais dû l'inciter à se confier à moi, avec ma subtilité légendaire...

Non seulement il était bel et bien atteint par cette maladie, mais il portait sur ses épaules une série de lourds remords qui lui bouffait la vie. Son incapacité à laisser son frère tranquille me prouvait la force du sentiment d'injustice qui le minait. S'ajoutaient à cela une kyrielle de remords qu'il traînait comme un boulet attaché à son cœur. J'étais mortifiée de constater à quel point j'étais loin de la vérité, quand je pensais qu'il n'avait que sa maladie à supporter...

S'il avait accepté de m'en parler, c'était peut-être qu'il avait besoin de confier un peu de son fardeau à quelqu'un... Avec sa décision de garder son secret pour lui, il s'était isolé lui-même pendant toutes ces années. Il avait porté seul sa croix, par fierté, par pudeur. Oui c'était quelque chose de très personnel, et jamais je n'aurais dû le mettre ainsi au pied du mur.

Peut-être que je tenais trop à lui, je ne sais pas. Toujours est-il que je me laissai tomber sur mon clic-clac et les larmes retenues coulèrent silencieusement sur mes joues.

Aimer, rire... survivre (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant