Chapitre 3

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Cela ne dura que deux secondes, à peine, puis il se reprit, mit le casque et démarra le moteur. En partant, il dressa sa moto sur une roue, dans un ultime pied-de-nez.

― Quel frimeur, grogna Yann en se rasseyant. J'espère qu'un jour ce crétin se cassera la gueule ! Sans trop se faire mal, bien sûr, mais de façon à bien s'humilier comme il faut, devant tout le monde !

Je me gardai de tout commentaire, concentrée sur les petites bulles qui remontaient à la surface de mon verre de Coca. Yann reprit la conversation à l'endroit où nous l'avions interrompue, déterminé à oublier ce malheureux incident. Je fis de mon mieux pour l'écouter et participer, mais mon esprit avait tendance à s'égarer. Je repensais à ce regard rieur devenu soudain grave. À ces prunelles vertes qui me troublaient malgré moi. À ce rire, cette gaîté qui semblait cacher quelque chose de bien plus profond.

Une demi-heure plus tard, je pris le risque :

― Hum, dis-moi... Je peux savoir qui c'était, tout à l'heure ?

Yann se renfrogna visiblement.

― Maël, mon frère. Cadet. Un connard de première.

― Il y a une raison pour... tout ça ? dis-je avec un geste évasif de la main.

Il haussa les épaules, réticent.

― Ça allait plutôt bien quand on était gosses, dit-il pourtant, puis dès l'adolescence ça a commencé à déraper. Je crois qu'il me jalousait. Il faisait de son mieux pour m'emmerder, je le rembarrais, et ça n'a jamais changé depuis. On en est venus à se détester carrément. Je préfère rester froid, distant autant que possible, tandis que lui me le montre à travers ses moqueries, ses piques, ses vacheries.

― Oh, désolée...

Yann garda un instant le silence, pendant lequel je revis le jeune homme aux yeux verts sous un autre angle. Il n'avait pas la beauté parfaite de son frère, mais ne manquait pourtant pas de charme. Ses longs cheveux avaient la même couleur brune que ses sourcils fournis, droits, qui mettaient en valeur ses beaux yeux au regard rieur. Un nez fin, une bouche un peu trop large, un menton un peu étiré qui allongeait son visage. Ce n'était pas les traits parfaits des vedettes hollywoodiennes, mais il dégageait pour moi un charme certain qui me rendait songeuse...

Yann poussa un grand soupire en secouant la tête.

― Il se fait tard, dit-il. On devrait peut-être rentrer.

J'acquiesçai, la fatigue se faisant sentir dans mes paupières. Je sortais d'une journée de travail et n'avais pas l'habitude de veiller tard– oui,j'étais pantouflarde.

― Ça te dit qu'on se revoie ? me demanda-t-il.

J'hésitai un quart de seconde avant de répondre :

― Oui, bien sûr ! Pourquoi pas ?

― Demain soir ? Cette fois je t'invite à dîner, me sourit-il.

― D'accord, ça marche.

― Je peux avoir ton numéro ?

― Bien sûr...

Je lui donnai, et il l'enregistra dans son répertoire et me donna le sien. Enfin il m'indiqua le nom et l'adresse d'un restaurant, nous fixâmes une heure, puis je retournai vers l'arrêt de tram. Il m'aurait bien raccompagnée, s'il n'était lui-même venu en transports.

Tandis que j'attendais sur le banc de l'arrêt – sans être dérangée –, je songeai avec une pointe de remords que je n'avais pas été très honnête avec lui. C'était un homme charmant, aimable, avec tout ce qu'il fallait là où il fallait, mais je n'étais toujours pas attirée par lui. Même pour une nuit, je n'étais pas certaine maintenant d'en avoir vraiment envie. Je devais bien reconnaître que si j'avais accepté son invitation, c'était dans l'espoir de revoir les beaux yeux verts... 

Je revoyais encore la grande bouche s'ouvrir sur un large sourire qui montrait toutes ses dents, la voix grave et le rire me faire frissonner. Ce type s'était pourtant comporté sous mes yeux comme un parfait connard, mais je n'arrivais pas à lui en vouloir. J'ignorais tout de ce qui s'était passé entre les deux frères. Il avait peut-être ses raisons. Yann m'avait l'air d'un homme droit et honnête, il y avait sans doute eu un malentendu, un malheureux concours de circonstances ? Ou bien ce Maël était réellement un abruti, et je perdais mon temps en pensant à lui. Mais comme je l'avais dit plus tôt à Maryline, on ne décide pas de quelle personne notre cœur doit s'enticher...

***

Le lendemain, j'avais rendez-vous avec Yann à 20h. J'y avais pensé et repensé pendant toute la journée, fébrile, impatiente, regardant l'horloge de mon portable tous les quarts d'heure. Mais ce n'étais pas lui qui en était la cause... Je savais bien que les chances de croiser son frère étaient faibles, pour ne pas dire infinitésimales, mais dans ces moments-là notre cerveau est au-delà de tout raisonnement.

Je roulai directement jusqu'au restaurant, guidée par mon GPS. Le temps de trouver une place quelques rues plus loin, j'étais pile à l'heure – ce dont je n'étais pas peu fière ! Yann était déjà arrivé, en parfait gentleman. Il se leva pour m'accueillir, me donnant l'occasion de le détailler à loisir. Il portait un léger pull noir, parfaitement cintré, qui mettait agréablement en valeur sa large carrure et sa poitrine. Un jean brut et des baskets légères achevaient de lui donner une allure carrément sexy.

Son beau regard sombre me détailla en retour, avant de m'inviter d'un geste à m'asseoir. Ce qu'il avait vu ne devait pas lui déplaire, car il afficha un grand sourire en me demandant comment s'était passée ma journée.

Le dîner se passa sans encombre, dans un décor chaleureux, une ambiance feutrée et intime. Le fin renard avait bien choisi le lieu ! Comme la veille, nous bavardâmes à bâtons rompus, enchaînant confidences, commérages et éclats de rire. Son naturel, sa gaîté, quelques pointes de malice, me firent complètement oublier le temps qui passait. Je me sentais curieusement bien avec lui, comme s'il s'agissait d'un vieux pote de lycée – non, de collège. 

Il était presque 23h quand je sentis mes paupières fatiguer. Nous avions fini nos desserts depuis un certain temps, mais n'étions pas pressés de nous séparer.

― Céline, que dirais-tu de prendre un dernier verre chez moi ? me proposa-t-il enfin.

Mon sourire s'effaça légèrement. Je mis quelques secondes avant de trouver une réponse qui ne le vexerait pas...

― C'est gentil Yann, mais je ne préfère pas, dis-je doucement, optant pour l'honnêteté. Cette soirée me confirme que tu es quelqu'un de génial, et que nous pourrions devenir de très bons amis, si tu le veux bien...

Il s'adossa au fond de sa chaise, manifestement déçu... Puis afficha de nouveau un sourire de circonstance.

― Très bien, comme tu veux. Je t'apprécie vraiment beaucoup, et ton amitié me sera déjà précieuse.

Peut-être espérait-il que le temps ferait évoluer les choses. Je n'essayai pas de le détromper, soulagée qu'il le prenne bien. En sortant du restaurant, il se pencha pour déposer une bise sur ma joue.

― Merci pour cette soirée, Céline. Franchement, c'était chouette.

― Tu ne m'en veux pas trop ? demandai-je, hésitante.

― Je suis déçu, forcément, mais je ne peux pas t'en vouloir ! On se reverra quand même ?

― Bien sûr ! Quand je t'ai proposé mon amitié, ce n'était pas une façon de parler, lui assurai-je.

― Ok, super, sourit-il. À bientôt, alors.

― À bientôt.

Nous nous séparâmes, et je pris lentement la direction de ma voiture, garée plusieurs rues plus loin. En centre-ville, un vendredi soir, les places étaient chères. Je soupirai intérieurement, mitigée sur le bilan de cette soirée... J'avais passé un agréable moment en sa compagnie, mais il ne s'était pas montré. Évidemment. J'avais beau sermonner mon cerveau frondeur, ce dernier avait malgré tout gardé un espoir.

Je remontai doucement l'avenue animée, ponctuéede terrasses de bar ou de restaurant, de boutiques fermées dont les néonséclairaient la chaussée. J'étais garée dans une petite rue adjacente, au calme.J'allais atteindre le tournant de cette rue quand un grand rire sonore me figeasoudain sur place.  

Aimer, rire... survivre (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant