Chapitre 2 : Sous les étoiles

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Ces quarante-huit heures furent les plus terribles et les plus éprouvantes de la vie de Carmen Saint-Roméo. Seule dans une cellule de quelques mètres carrés, essayant désespérément de trouver le sommeil sur un banc étroit et froid, sans couverture, avec quelques larmes pour se tenir au chaud. On lui avait apporté à manger pourtant, on lui avait demandé si elle ne voulait pas un livre pour s'occuper, quelque chose à faire, pour penser à autre chose. Mais elle avait répondu sèchement qu'à moins qu'on ne puisse lui rendre son mari, il n'y avait rien à faire pour elle.

Elle avait repensé à Philippe pendant ces quarante-huit heures. En réalité, il n'avait pas quitté son esprit. Cette imbécile de commissaire-adjointe Meyer avait réussi à la faire culpabiliser sur les événements de la nuit dernière. Elle n'avait pas physiquement tué Philippe, bien sûr. Mais elle avait peut-être indirectement causé sa perte. Peut-être que Philippe s'était bel et bien suicidé. Peut-être qu'il savait pour Julien et elle, après tout. Peut-être que le savoir, peut-être que vivre avec ça était devenu insupportable pour lui. Peut-être que la croiser tous les jours, savoir qu'elle embrassait un autre que lui, qu'elle faisait l'amour à un autre que lui, qu'elle pensait à un autre qui lui avait fini par avoir raison de son bien-être et de sa tranquillité.

Cette version l'avait taraudée pendant les premières heures de sa garde à vue. Puis elle avait jeté un coup d'œil à son alliance, ce petit anneau doré que Philippe avait placé sur son annulaire il y a quatre ans. Elle avait pleuré à chaudes larmes à l'évocation de ce souvenir. Ils en reparlaient souvent avec Philippe, autour d'un petit verre de vin, après leurs dures journées de travail, ou devant la télévision un samedi soir ordinaire. Maintenant, elle serait seule pour en parler, comme elle serait seule à boire du vin ou à regarder la télévision.

Mais regarder l'alliance avait ravivé d'autres souvenirs, des souvenirs plus proches, des souvenirs qui remontaient à l'année précédente, à partir du moment où elle avait commencé à fréquenter Julien. Philippe n'avait pas changé, non, il n'avait pas changé. Il était plus fatigué, mais c'était à cause de son travail. Ils avaient ouvert des classes préparatoires littéraires à S. et Philippe avait dû gérer le flux des élèves qui réclamaient des horaires d'ouverture plus larges et l'arrivée de nombreux livres commandés in extremis. Rien à voir avec elle, elle en était persuadée. Philippe n'aurait pas pu le savoir. Il aurait même préféré rester dans le déni. Ils avaient parlé infidélité quelques fois, tous les deux. Il désapprouvait, bien entendu, mais il lui avait dit qu'il ne voulait pas l'apprendre, si jamais elle...

Philippe Saint-Roméo ne s'était pas suicidé, c'était certain. Quelqu'un lui avait ouvert les veines pour faire croire à son suicide. Un professionnel. Quelqu'un qui espérait que la police allait abandonner l'enquête, car ils avaient autre chose à faire. La commissaire-adjointe Meyer devait boucler le rapport de l'affaire Voltaire, le commissaire Bouvardet était trop occupé à gérer le trafic de drogue que quelques jeunes mal intentionnés avaient mis en place il y a quelques mois, et les cambriolages du quartier nord de la ville qui se multipliaient occupaient la majorité des forces de l'ordre. En réalité, une enquête sur la mort mystérieuse de Philippe Saint-Roméo demanderait une dépense d'énergie inutile pour les policiers de S. Ils avaient tout intérêt à conclure rapidement au suicide en croisant secrètement les doigts pour qu'un autre assassinat ne se produise pas dans les jours à venir.

Ces pensées avaient inspiré le plus profond dégoût à Carmen. Bien sûr, ce n'était que des suppositions, mais elle connaissait le milieu des enquêtes. Elle avait souvent travaillé avec des policiers dans le cadre de ses procès, et elle savait comment ça fonctionnait : les effectifs de S. étaient en sous-nombre. Ils ne prenaient au sérieux que les cas les plus graves, comme les vols ou les meurtres en série, mais oubliaient souvent le reste, ou réglaient ça rapidement. Ici, le meurtre de Philippe était du pain béni : un homme retrouvé mort sur son lieu de travail, les veines tranchées alors qu'il faisait des heures supplémentaires. Le parallèle serait vite trouvé : ce pauvre Philippe Saint-Roméo était en burn-out, et sa femme le trompait, par-dessus le marché. En plus, il n'avait pas de famille, et très peu d'amis. Vous prenez tous ces ingrédients, vous les mélangez et vous parvenez à en tirer une histoire cohérente.

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