Chapitre 6 : Rencontres

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Carmen sortit une cigarette et l'alluma. Elle souffla un bon coup et une nuée de fumée sortit de ses lèvres. Elle commença à déambuler rue des Colchiques. Les paroles du poème d'Apollinaire qui avait donné son nom à cette rue lui revenaient au fur et à mesure qu'elle dépassait les maisons pour s'aventurer plus profondément dans S.

« Le pré est vénéneux mais joli en automne

Les vaches y paissant

Lentement s'empoisonnent

Le colchique couleur de cerne et de lilas

Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là

Violâtres comme leur cerne et comme cet automne

Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne. »

Violâtres, ses cernes l'étaient : elle n'avait toujours pas récupéré la fatigue accumulée lors des quarante-huit heures de garde à vue. Et cette virée nocturne n'allait pas arranger les choses.

Carmen sortit de la rue des Colchiques et s'engagea dans la rue Alexandre Dumas, qui menait à l'opposé de la rue des Marécages. Elle courut presque pour tourner à gauche et s'engager dans un sentier qui menait à l'avenue principale de la ville. La rue était éclairée par quelques lampadaires, ce qui empêchaient les zones d'ombres dangereuses. De rares voitures passaient à des intervalles irréguliers. Carmen poursuivit sa route, sans trop savoir où elle allait.

Ce besoin d'échapper aux espaces clos n'était pas le résultat d'une claustrophobie physique, mais plutôt d'une envie d'être libre. Carmen aimait la solitude, elle glissait souvent entre les doigts quand elle sentait qu'on tentait de la retenir. Et l'air était difficile à respirer dans un appartement clos, avec Julien qui veillait au grain.

Elle tourna pour s'engouffrer dans une petite rue sombre. Elle ne connaissait pas ce quartier de S. Elle ne voyageait pas beaucoup dans la ville. Elle ne connaissait que son lieu de travail et le quartier où se trouvait à la fois la bibliothèque municipale, son appartement et l'appartement de Julien. A présent, elle s'enfonçait dans des recoins de la ville qui échappaient à sa connaissance.

Les corps de Philippe Saint-Roméo et de David Martinez hantaient son esprit. Deux hommes dont les destins s'étaient retrouvés de la même manière troublante, deux corps que la police n'avait pas jugé bon d'examiner davantage, deux cas restés dans l'ombre. Et Philippe qui avait sûrement voulu imaginer la vie de David Martinez en l'intégrant à un récit, à des personnages fictifs...

Les quelques éléments qu'elle avait dénichés en l'espace d'une journée l'intriguaient beaucoup trop pour qu'elle puisse avoir l'esprit tranquille, pour qu'elle puisse dormir. Sans compter la vision du corps de Philippe, qui l'empêcherait de fermer l'œil pendant des semaines...

Elle tourna à droit. Elle soupira. Elle s'était perdue. Elle regarda autour d'elle. La rue semblait glauque. Un rat traînait près du caniveau et semblait renifler ce qui avait l'air d'être un déchet tombé des poubelles qui jonchaient le trottoir. Carmen regretta de s'être laissée emporter par le flux de ses pensées et d'avoir perdu sa route. Elle allait faire demi-tour pour revenir en arrière, quand une voix la fit sursauter :

« -Un problème, jolie demoiselle ? »

Carmen leva les yeux au ciel, exaspérée. « Les blaireaux ne dorment jamais, » songea-t-elle avec amertume. Elle se retourna et tomba nez-à-nez avec un jeune homme roux à la barbe de trois jours et aux doigts noirs. Vu l'odeur qui se dégageait de son corps, il devait avoir bu.

« -Qu'est-ce qu'une jolie dame comme vous fait seule dans la nuit ici ? C'est pas très prudent, dit-il d'un ton saccadé, comme s'il avait du mal à respirer.

Dix TatouagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant