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« Le lendemain, Bastel a été retrouvé poignardé dans son lit. J'ai tout de suite compris qu'en l'entendant se rendre compte qu'elle le dominait, Alys avait pris peur et avait décidé de l'éliminer.
Mais bien sûr, le peuple, qui me détestait toujours autant, mit ce crime à mon compte.
Le surlendemain, Alys fut retrouvée morte, empoisonnée. »

Elle ne put s'empêcher de sourire cruellement. Il était évident que l'auteur de ce crime n'était autre qu'elle.

« Le trône me revenait de droit, le roi étant mort d'une maladie un mois plus tôt. La voie était enfin libre ! J'avais tous les pouvoirs. Je pouvais enfin assouvir ma vengeance. »

- C'est comme ça que vous en êtes arrivée là... Il me semble que je connais la suite de l'histoire, murmurai-je.

Je crus qu'elle ne m'avait pas entendue.

« Je suis partie. »

Interloquée, je répétais bêtement sa phrase.

« - Vous êtes partie...

- Oui. Tu ne t'y attendais pas, n'est-ce pas ? »

Mon silence l'incita à continuer.

« - Je n'ai pas pu supporter ce grand palais vide. J'étais hantée par le souvenir de Bastel. Je n'ai pas eu le courage, pas eu la force de continuer. J'ai pris peur. Je me suis enfuie dans la forêt. »

Son regard se perdit dans le vide. Elle revivait la scène.

« - Ils m'ont retrouvée. Ce jour-là, il y avait une averse torrentielle. Je n'avais qu'une robe légère, mes cheveux collaient à mon visage. Il faisait déjà sombre. J'étais recroquevillée contre un arbre, surplombée par leurs silhouettes.
J'ai reçu un premier poing dans l'épaule. Une pluie de coups s'est abattue sur moi, se mêlant aux gouttes qui tombaient du ciel. »

Une larme roula sur sa joue.

« - Mais je devais protéger le bébé. »

Sa voix se brisa.

« - C'était la seule chose à laquelle je pensais. Le bébé. Si je le perdais, je perdais tout. C'était la seule chose qu'il me restait de lui. Le fruit de notre amour. Je me suis encore plus recroquevillée sur moi-même, tentant de créer avec mon corps une sorte de cocon autour de mon ventre.
Ils ont fini par partir. Je ne voyais plus, je n'entendais plus. Je ne pouvais plus bouger. Je faillis abandonner. Me laisser partir. Tout aurait été si simple. Mais j'ai lutté contre cet appel. Je pensais au bébé. C'était la seule chose qui me tenait encore en vie. La pensée de ce petit être que je pourrai un jour serrer dans mes bras. »

Une boule se forma dans ma gorge. Je ne réussis à sortir aucun son.

« Je ne sais par quel miracle j'ai survécu. Et le bébé aussi.
Je l'ai aimé comme j'avais aimé Bastel. D'un amour inconditionnel.
Mais j'ai pris peur lorsqu'un voyageur perdu s'est approché de ma cabane, un soir. Il ne cherchait que sa route mais j'avais cru un instant qu'il était venu chercher mon bébé. Je ne me suis plus sentie en sécurité dans la forêt par la suite. J'avais peur qu'ils reviennent. Qu'ils m'enlèvent ce que j'avais de plus cher au monde. »

Elle se mit à trembler de tout son corps.

« Je l'ai abandonné. Mon bébé, mon petit trésor.
Je suis retournée au palais. J'ai assouvi ma vengeance, cette fois. Je n'avais plus aucun frein. Je ne pensais qu'à une chose : faire souffrir à leur tour tous ceux qui avaient contribué à mon malheur. »

Un éclair de haine traversa ses yeux. Je me rendis soudain compte qui j'avais en face de moi. Une femme qui ne s'était pas simplement arrêtée à sa vengeance ; elle avait tué des centaines d'innocents.

Mais malgré moi, j'avais été émue pas ce récit. Je tentai de me ressaisir. Non, elle n'avait pas d'excuse. Rien ne pardonnait ce qu'elle avait fait.

« - Eh bien sûr vous avez fait ce que vous aviez à faire. Vous ne regrettez rien. » assénai-je méchamment.

À ce moment, deux hommes entrèrent dans le cachot. Je compris qu'ils étaient là pour emmener Cornelia à l'échafaud. Elle aussi le comprit et se leva doucement.

Alors qu'ils s'apprêtaient à sortir, elle se tourna vers moi. J'eus l'impression que le temps s'arrêtait. Un voile troubla ses yeux dans lesquels je pus lire une infinie tristesse.

« Si » dit-elle d'une voix presque inaudible.

Elle venait de répondre à ma question. En prononçant ce mot, on aurait dit qu'elle s'excusait.

•••

On fit monter Cornelia sur l'estrade où se tenait la guillotine. Quelqu'un arracha sa robe, mettant à nu son corps maigre. Elle ne portait plus pour ornement qu'un collier. Le bourreau en attrapa le pendentif et l'arracha du cou de sa propriétaire. Il envoya valser le bijou, qui se retrouva à mes pieds. Je baissai les yeux.

Il s'agissait d'un symbole particulier ; un cercle de fer contenant des traits horizontaux et verticaux, de différentes tailles. Je connaissais ce bijou. Je l'avais aperçu dans le Couloir des Souvenirs. Je revis la scène : j'étais un nourrisson. Ma mère, penchée sur moi me chuchotait des mots doux. Elle avait ce bijou, dont elle avait imprimé le motif sur mon petit bras potelé.

Je repensai aux autres souvenirs que j'avais vus à ce moment-là. La femme enceinte qui se faisait battre dans une forêt sous la pluie. Les paroles que Cornelia m'avait dites plus tôt résonnèrent dans ma tête. Le récit de sa vie. À ces paroles s'ajoutèrent les mots de Matt. « Cornelia est la mère d'Axelle ».

Mes yeux s'embuèrent. Je fixais toujours ce bijou à mes pieds. Le voir ici devant mes yeux était une confirmation à ce que je n'avais pas voulu croire au départ. Ce que j'avais pris pour les reflets de ma vie, pour mes propres souvenirs, ne m'appartenaient pas en vérité. C'était ceux de Cornelia. Ou plutôt, c'était les nôtres. À elle et moi. Nos deux vies mêlées.

Je n'entendis que le glissement interminable de la lame descendant le long de la guillotine, semblable au son que fait une épée lorsqu'on la tire de son fourreau.

Je me sentis partir en arrière.

« AXEEELLE ! »

Je sentis des bras m'entourer. Me serrer fort.

Un éclair bleu m'éblouit.

MirlewnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant