IV.

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27 Février 1940.

La nuit était tombée sur le front occidental, et quelques étoiles rappelaient aux hommes qui les apercevaient qu'ils étaient encore vivants, au beau milieu de ce monde d'horreur. Six mois qu'ils n'avaient plus rien vu d'autre que du sang, des combats sans merci, où chacun court pour sauver sa peau. Vers l'avant pour éviter les balles venant des généraux à l'arrière, qui forçaient au combat. Les réfractaires finissaient à terre, une balle minuscule bien que puissante calée entre les deux omoplates, juste au milieu du cou, coup de grâce d'une mauvaise décision. Puis vers l'arrière, poursuivis par les balles ennemies qui menaçent à tout moment de venir se loger dans la chair de ceux qui fuient. Courir, toujours courir. Ici, tout n'est qu'une éternelle course contre la montre, rythmée par les explosions d'obus et les tirs des baïonnettes.

Les petites lampes à huile, discrètes, s'étaient allumées dans les galeries des tranchées françaises, où les soldats rassemblaient les écuelles sales qui leur avaient servi de bol pour leur soupe habituelle. La nourriture était infecte, et le goût de cette potée peu ragoutante, mêlée à l'odeur persistante et âcre de la mort donnait constamment envie de vomir, voire de jeûner. Chacun savait néanmoins qu'en ayant un bol de soupe chaque soir, la chance leur souriait déjà. Elle paraissait même inespérée pour certains.

La pluie de la veille avait complètement ravagé la tranchée dans laquelle Tom se trouvait, en première ligne. Chaque pas que les soldats faisaient se retrouvaient accompagnés par le lourd crissement de la botte dans la boue sale, glissante. Ici, dans cette tranchée en première ligne, on risquait sa vie plus que tout le monde. Les allemands étaient tout près, à un jet de grenade tout au plus. Quelques mètres. Parfois moins. Tom les entendait si fort qu'il pensait halluciner. Il lui suffisait simplement de sortir sa tête au-dessus du ridicule petit monticule de terre qui le "protégeait" pour apercevoir les casques bossus des soldats allemands.

C'était son tour de garde, ce soir-là, qu'il partageait avec un de ses compagnons de combat. Il profitait d'être posté dans le petit abri aménagé juste à l'arrière du poste d'observation, où son ami prenait son tour et faisait la sentinelle, pour consommer une cigarette, lentement, appréciant l'instant. La cigarette, dans cet endroit, c'était la seule chose qui le faisait tenir. Ça et Bill. Le jour est bien trop rempli pour que n'importe quel soldat puisse s'occtroyer une pause cigarette. Même la nuit, le danger était toujours là. Les reflets rougeâtres des mégots se distinguaient sans peine à travers l'obscurité, et quiconque s'aventure de nuit, une cigarette à la bouche, en dehors des tranchées, risque d'être abattu à tout moment.

Le jeune homme expirait sa fumée en silence, immobile. Il observait son camarade, tout aussi mobile que lui, prêt à tirer en cas de souci. Ce dernier subsistait à l'aide d'un bandage de fortune, le temps que sa petite blessure se rétablisse d'elle-même. C'est ce qu'avaient dit les médecins, en dernière ligne, lorsqu'il y avait été amené. Tom, lui, n'était pas aussi mal en point physiquement, mais moralement, sa tête et son esprit ne ressemblaient à rien d'autre qu'à un champ de bataille abandonné, les cadavres encore gisants de toutes parts. Ses cheveux étaient longs et crasseux, pleins d'une boue inévitable vu l'endroit dans lequel il survivait avec les autres. Faute du matériel adapté, il s'était laissé pousser la barbe, malgré lui. Son uniforme était pire que pisseux, souillé et terni par ces sept mois, qui lui paraissaient déjà être des années. Même son front était maculé de boue par endroits, vestige de leur dernière offensive.

Dans cette tranchée poisseuse, on survit parmi la boue, la vase, les rats et les cadavres. Parfois, certains gars restent là deux semaines avant qu'on daigne les enlever, alors qu'ils pourrissent dans cet air non renouvelé. Et dès qu'on passe devant eux, c'est comme un déchirement, une partie du coeur qui s'arrache, alors qu'on pense qu'on y échappe chaque jour un peu moins, et que bientôt ce sera notre tour. Tous vivaient avec cette peur compréhensible de se faire descendre n'importe quand. La peur de la mort n'avait jamais été aussi explicite chez ces soldats. Et dire que la majorité avait tout juste vingt-et-un ans, et tellement de choses à vivre encore.

Je t'attendrai.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant