XII.

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22 juillet 1942.

Le soleil se levait doucement sur le camp, et traversait la vitre de la fenêtre, amenant une chaleur non désagréable sur le visage de Bill. Il se levait comme chaque jour, le temps passait comme à chaque heure, les jours s'écoulaient comme chaque semaine, et les semaines comme des mois. Bill avait l'impression d'être parqué ici depuis des années déjà, alors qu'il n'était là que depuis deux ou trois jours. À Drancy, on était là pour attendre la suite, voir à quelle sauce on va être mangé. On était là pour garantir le bon fonctionnement du système nazi et son implantation en France, et surtout pour faire tourner correctement le programme des camps – concentration et extermination. Et si le système règne, terrible et horrifique, bon nombre de gens taisent la réalité. Rien que Drancy est un exemple : on promet au monde une chambre individuelle, des sanitaires propres, des espaces sécurisés et corrects. On leur promet sans cesse qu'ils mangeront à leur faim. La réalité était, elle, tout autre.

Bill se redressa difficilement, et fit craquer son dos douloureusement. La nuit avait été courte et difficile, quatre personnes étaient arrivées en plus des autres dans la chambrée, ce soir-là. Jeanne dormait dans les bras de Rachel, qui fixait la fenêtre barricadée, les yeux grands ouverts, le regard vide, comme si elle était morte. La petite n'allait pas bien. Tout ce monde l'oppressait – ils étaient près de vingt ou trente dans une pièce faite pour accueillir une dizaine de personnes – et la chaleur humaine qui envahissait l'espace devenait insupportable pour un enfant de son âge. Elle transpirait, Rachel pense qu'elle est fiévreuse. Bill l'observa caresser le front trempé au niveau de l'implantation des cheveux de sa petite soeur, comme si elle était sa mère. Et de loin, on aurait dit une petite famille. Ils durent se justifier auprès des soldats français, pour leur prouver qu'ils n'étaient pas mariés, ni même en relation, et que Jeanne n'était que la soeur de la jeune femme. Des familles entières avaient été emmenées la veille, on ne savait où. Ils avaient échappé de peu à ce sort qui leur pendait au nez. Ici, on ne garde pas les personnes trop encombrante. Mieux valait les envoyer à la mort tous ensemble, plutôt que les laisser mourir ici.

Le brun commençait à savoir ce qu'était la vraie faim. Tout le monde ici commençait à connaître ce sentiment tortionnaire qu'était la faim. À 12 ans, les gamins que Bill voit courir sur le sol bétonné de leur prison en faux plaqué or ne pensent à rien d'autre qu'à manger. Même à 21 ans, Bill ne pense plus à rien d'autre qu'à manger. Bouffer. Il n'attendait que ça. Pourtant, il trouvait encore la force mentale de sacrifier la moitié de sa soupe et son quignon de pain pour la petite Jeanne, qui avait besoin de force, et pour Rachel, enceinte et à bout de forces, vide d'énergie. Il s'inquiétait pour la santé de son amie, qui avait l'air de se dégrader toujours plus de jours en jours. Bill se demandait si elles passeraient encore le mois, toutes les deux. Cette pensée le rendait malheureux, il avait peur de penser au futur. Il était arrivé dans cette phase où l'on ne pense plus au futur, où l'on a peur de regarder vers l'avenir.

D'un geste qui se voulut rassurant, Bill passa sa main dans le cou de son amie et l'attira contre lui, son pouce traçant à répétitions un dessin invisible sur sa peau. Il lui intima de caler sa tête contre son torse. Là ils ne parlèrent pas, ils ne bougèrent plus. Le monde autour d'eux continuait de tourner, les hommes échoués sur le sol poisseux de la pièce qui criaient de douleur. Cette douleur n'était pas physique, ou trop peu pour mériter les cris. Cette douleur était mentale, elle appuyait sur les nerfs des hommes jusqu'à les faire exploser. Certains, là depuis deux mois, devenaient fous d'être enfermés. Drancy était un monde décalé où la tristesse et la souffrance régnaient, et où la seule motivation qui incitait les hommes à rester en vie était la faim.

[...]

Ici aussi, le jour s'était levé. Mais le ciel était si grisâtre que l'on se demandait s'il ne faisait pas encore nuit. Tom était réveillé depuis un temps qu'il savait incompté, incapable de se rendormir. Peut-être que cela faisait bien deux jours entiers qu'il n'avait pas même fait une minuscule sieste. À y réfléchir, il ne voulait pas se rendormir. Chaque fois qu'il fermait l'oeil, et qu'il sombrait vers un état de transe proche du sommeil profond, un cri de douleur, de folie, ou une vive douleur qui le frappait à la jambe droite le ramenaient sur Terre, pour lui rappeler à quel point il était loin de pouvoir dormir tranquille. Dormir ici, c'était comme mourir. Ici jour et nuit étaient pareils, les hommes dormaient dès qu'ils le pouvaient, qu'il soit quinze heures ou trois heures du matin. Il était quatorze heures, peut-être quatorze heures trente. Tom ne savait pas quel jour on était. Il ne savait même plus en quel mois, en quelle année nous étions. Il arrivait même parfois à se demander s'il s'appelait vraiment Tom, et s'il avait vraiment 24 ans. Nombreux étaient les anniversaires qu'il avait vus passer sous son nez, ces jours où il prenait un an de plus sans même le fêter. Pour quoi ? Pour qui ? Il se sentait là tellement seul, avec pour unique compagnie la douleur lancinante des fils qu'il sentait dans son mollet.

Je t'attendrai.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant