Bill se meurt. Son état se détériore, et intérieurement, il se demande parfois quelle est la prouesse qui puisse encore le maintenir en vie, après tout ça. 159 423 aurait dû mourir depuis longtemps. Son corps l'avait sauvé de justesse, mais que lui restait-il, maintenant que son cher ami et codétenu, 168 545, Grégory, avait disparu ? Evidemment, aucun ici n'était dupe, et Bill 159 423 savait exactement où on l'avait emmené. Comme diraient d'autres, il avait emprunté l'unique voie de sortie d'Auschwitz. La voie des airs. Bill levait souvent les yeux vers cette fumée noirâtre à l'odeur de porc desséché, se demandant si Grégory y était déjà passé, s'il était déjà libre, ou si son enveloppe charnelle restait encore là, prisonnière parmi les prisonniers. Les corps devenaient de plus en plus envahissants, à la Buna. Depuis les baraquements des Triangles Roses, on peut percevoir sans aucun souci la répugnante odeur de la mort qui se confond. Elle s'échappe de la fosse déjà pleine à craquer, et se faufile entre les baraquements de bois à moitié détruits, et vient glisser jusque dans les narines des détenus, faisant tomber figuralement un à un les chiffres de leur numéro de matricule, pour symboliser la fin certaine de toute cette pelleté d'hommes-là. Beaucoup d'entre eux mourraient la nuit, là où l'odeur nauséabonde pénétrait dans leurs poumons et les étouffait lentement. Devoir tenir les corps froids et lourds lors de l'appel du matin, souvent interminable pour mieux les humilier, restait une étape extrêmement délicate ; il fallait survivre avec la mort qu'on tenait par le bras, alors qu'elle était d'ores et déjà prête à venir et engloutir. Bill luttait encore, encore un peu. Il puisait dans ses dernières ressources, celles qu'il croyait déjà inexistantes. Le seul avantage qu'il avait à être forcé de se prostituer, c'était qu'il avait double ration de pain à chaque repas. Au commencement, lorsqu'il avait raconté cela à d'autres, ces-derniers avaient aussitôt voulu connaître la manière dont il était arrivé à manger plus, puis, quand ils le voyaient revenir, chaque fois un peu plus mort, chaque fois un peu moins lui, ils se disaient finalement que ça n'avait pas l'air de valloir le coup. Pourtant ici, tout fonctionne comme ça. Tout n'est que nourriture, et la première chose à laquelle tout le monde pense ici, à Monowitz, dans leur baraquement et dans tous les autres, c'est manger. Tout passe par la nourriture, par la faim qui tiraille ventres et esprits. Obtenir une ration de plus, c'est une chance de plus de rester en vie.
Ce que le jeune russe ne disait pas, c'était que souvent, il ne voyait même pas la couleur de son deuxième bout de pain attitré. Ou bien il se retrouvait forcé à donner du plaisir à un homme particulièrement affamé qui prendrait son temps comme il le fallait, pour finalement lui jeter le vulgaire quignon du mauvais pain dans la figure, alors qu'il était nu à même le sol et la crasse, épuisé, détruit et éteint.
Bill était mort de fatigue, mort de douleur. Il sentait son corps au bout de ses capacités physiques, et son cerveau dépourvu de toute capacité mentale. Bill n'était plus Bill, ce n'était même plus un homme. Bill s'appelait 159 423, et était une bête parmi les autres, une bête qui tuerait pour n'importe quoi. Il y a quelques jours, on l'avait escorté dans une autre partie de ce grand cycle de la mort qu'était Auschwitz. Du moins, "escorté" était un bien grand mot. Il avait dû marcher pendant un temps qui lui parut infini, ses jambes se dérobant sous lui-même, alors qu'il peinait à faire avancer le minuscule poids de son maigre corps d'un point A à un point B. Le SS derrière lui n'hésitait pas à en rajouter une couche, ce qui faisait généralement plutôt son effet, Bill se relevant à chaque fois aussi vite qu'il le pouvait, pour éviter les coups. Sa peau n'était à présent rien de plus qu'un vulgaire prétexte qui camouflait ses organes et ses os, pourtant si visibles car en manque d'eau, de vitamines. Bill en arrivait à se demander ce que les SS pouvaient bien trouver à un corps aussi horrible, et à un visage aussi affreux que le sien. Maintenant qu'il avait même été battu au visage, il n'était et ne se sentait plus désirable pour personne.
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Je t'attendrai.
RomanceSeconde Guerre Mondiale. Un souffle d'amour dans un océan de haine.