XXXI.

60 6 2
                                    

- Tu vois, la petite baraque au bout d'la troisième rue ?

- Mh, clairement Jane.

- Paraît que le Kaulitz trempe sa nouille s'tu vois c'que j'veux dire.

- Tu crois qu'c'est vrai s't'histoire ?

- Y sont pas clairs j'te le dis.

- J'lai ai vus à la fenêtre la dernière fois, nus comme des vers !

- Ciel...

- Ça va faire un bout d'temps en plus.

- Bof tant qu'ils ne me perturbent pas mon Adrien avec leurs pratiques de pervers ça m'va.

- Des gamins si jolis, c'est dommage il se serait trouvé une bonne femme.

- Ça leur passera p'têt'.

Le silence qui venait de s'installer entre les deux femmes les laissa perplexes, lorsque la plus dégourdie relança la conversation.

- Alors ma Janine l'est revenu ton Roger ?

- Penses-tu ! J'lui avais bien dit qu'à boire comme un trou y verrait pas les balles.

Ses cheveux bruns blanchis étaient rassemblés sous un fichu avec soin, et de sa bouche édentée sortait des phrases baignant dans la gouaille parisienne. Ses mains étaient abîmées, elles avaient connu les parquets sales et les verres de Suze, celle qui tient au corps. Des mains fortes, des doigts un peu bourrins mais ceux d'une mère tout de même, qui avait soulevé beaucoup trop de sacs, beaucoup trop de pierre, beaucoup trop de bouquets de morts. Son visage carré, dont les lèvres gonflées et les yeux pendouillant laissaient percevoir les labeurs d'une vie qu'elle portait sur son dos, tortue des âges, tortue des déplaisirs et de la force de vivre. Fière et déjà ridée alors qu'elle ne doit avoir que 40 ou 50 ans, à tenir à bout de bras son petit panier à fleurs que lui a acheté son fils. C'est l'unique, alors elle prie Dieu pour qu'il réussisse sa vie, lui garantisse une belle retraite et de beaux petits enfants bien en chair, pour pouvoir les gâter des confitures de framboise dont elle a le secret. Elle œuvre, sans jamais se plaindre, car son mari ne lui a pas toujours laissé la vie facile. Au fond elle l'aimait ce grand gaillard, même lorsqu'il fichait rien dans la baraque. Elle avait jamais cru en l'amour des livres de toutes façons, peut-être parce qu'elle ne savait pas lire. Mais leurs engueulades lui manquait parfois, surtout lorsqu'elle sortait faire le marché pour parler avec cette vieille harpie de Mauricette. Elle la trouve trop commère au fond, mais elle continu de lui parler parce que c'est une bonne voisine. Une bonne voisine, celle qui prête le beurre quand il n'y en a plus et qui partage les potins. Une bonne voisine mais une très mauvaise confidente. Après tout elle n'avait rien à cacher. Sous sa robe longue et usée, rouge vermillon, droite dans ses vieilles bottes de bosseuse d'usine. Une abeille acharnée qui s'agite dans tous les rayons, a toujours travaillé honnêtement. Une abeille qui ignore que si elle travaille autant c'est peut-être pour masquer son ignorance et le fait qu'elle ne sait pas qu'elle pourrait vivre aussi bien tout en travaillant moins. Une abeille qui cherche dans le travail une raison d'oublier que son mari est mort et qu'elle est désespérément seule, avec un fils ingrat et son petit panier à fleurs.

- Tiens, quand on parle du loup.

Tom ne vit pas le regard appuyé que lui lançaient les deux femmes en passant, droit sur sa béquille, pour aller acheter le bouquet qu'il avait choisi d'avance ; Agapanthes Achillées des Dahlias. Parlez-vous le langage des fleurs ? Le brun s'était épris du livre qu'il avait trouvé dans la vieille maison de la gentille babouchka. Il était poussiéreux et jaunis, mais renfermait milles trésors aussi inutiles que fascinants. Dont le langage des fleurs, que le jeune homme avait voulu expérimenter sur son amoureux. Après tout s'ils n'arrivaient pas à communiquer autant qu'il le fasse à travers ces attentions anecdotiques. Le soldat savait pertinemment qu'ils n'avaient pas l'argent pour ce genre de broutilles. Mais le visage heureux de Bill, cette émotion de joie qu'il arrivait parfois à capturer du regard, ces quelques secondes de sourires, valaient tous les biens du monde. C'était le genre de livre qu'on pourrait qualifier d'encyclopédie de l'étrange. Corner par endroits, un peu trop âgé pour être pris au sérieux, tout à fait mal imprimé. Des fleurs séchées en guise d'illustration, vieilles elles aussi de cent ans, ayant perdu leurs couleurs. Agapanthe ; lettre d'amour ; Dahlias, instabilité ; Achillées ; guerre ; une rose blanche, au centre, mariée au milieu de son jardin ; l'amour et l'innocence. Il ressortit du magasin son bouquet à la main, ou plutôt sa composition florale qui racontait sa petite histoire. Il était plus petit que les autres présents qu'il avait laissés à son homme, car bien plus variés en matière. Il inspira l'odeur de ces belles dames éphémères et avança malgré sa jambe en charpie, le cœur léger, porté par l'espérance de revoir ce sourire qui lui ramenait le Bill jeune et naïf pour quelques secondes, cet adolescent qu'il avait aimé et à qui il avait fait découvrir les plaisirs charnels, qui était maintenant devenu le plus beau des anges, et ceux loin de ses yeux amoureux. Il aimait presque plus le voir calme, à l'attente d'une nouvelle passion, d'une nouvelle envie soudaine comme il lui était pris il y a quelques jours à peines lorsqu'il l'avait soudain embrassé dans la cuisine. Il aimait ces moments d'intimité que lui offrait Bill, avant de s'effacer, repartir à leur solitude commune, dans un silence commun, celui des horreurs inavoués que l'on préfère garder pour soi, pour ne choquer personne, ne dégouter personne, ne rendre personne malheureux. Chose impossible, en somme ; il y a toujours des gens malheureux au théâtre de la vie. Le soldat arrivait en boitant, encore fier, la pipe à la bouche, il se maudissait parfois de se comporter si fort comme son paternel. Il le voyait dans chacun de ses gestes inconscients. Autant lorsqu'il couchait Solange de ses mains un peu gauches que lorsqu'il dansait avec Bill sur de la musique ringarde, dans leur minuscule salon. Il le voyait en se rasant, sa façon de se tenir la joue du bout des doigts, de jurer à chaque petite coupure et de trembler de son pied valide lorsque cela arrivait. Toutes ces mimiques, ces petites actions qui le rendaient en colère contre lui-même, parce que la dernière chose dont Tom avait envie, c'était bien de devenir comme son père.

Je t'attendrai.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant