XIV.

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La foule l'oppressait, l'écrasait littéralement, si bien qu'il avait du mal à voir où il se trouvait réellement. Les voix convergeaient autour de lui, des chuchotements, des hurlements, de simples cris, des pleurs. Tout s'entremêlait, et le brun ne s'y retrouvait plus, perdu dans cette nuée de juifs, qu'il commençait à détester lui aussi. Il les détestait d'être juifs, il les détestait d'être haïs, il les détestait d'être là, aussi menteurs et futiles soient-ils. Il se fichait tellement de ce que les autres pouvaient bien penser de lui à ce moment même, avec cette haine, cet antisémitisme si présent en lui. Il les haïssait. Il se sentait tâche parmi les tâches, et ne savait pas ce qu'il allait advenir de lui.

- BILL !

Le jeune homme reconnut sans peine la voix de Rachel, son ancienne amie. Il ne se retourna pas, se contentant de l'imaginer en pleurs derrière lui, le suppliant de la pardonner. Il lui en voulait tant. Il aurait aimé que son coeur se change en pierre, qu'il ne puisse plus rien ressentir mis à part cette haine vorace.

- Bill...! Attends, je t'en supplie !

La jeune juive criait parmi la foule, c'était totalement inaudible. Pourtant, elle était la seule voix qui ressortait aux oreilles de Bill, malgré son désir de haine. Il voulait l'oublier, s'enfuir, arrêter de penser qu'il était là à cause d'elle. Elle pouvait bien crever, il s'en fichait. Elle l'avait tué, envoyé droit à la mort. Qu'elle crève. Et le brun souhaitait sa mort intérieurement, rongé par une colère sans nom, une déception incalculable. La jeune femme tentait de se frayer un passage au milieu de tous ces gens, âmes meurtries et inquiètes, jusqu'à Bill. Elle posa une douce main sur son épaule, ce qui le fit se retourner, les yeux toujours noirs de colère, éteints, vides. Bill était éteint.

- Bill...Je...C'est impardonnable et je le sais bien...Je voulais juste...Merci pour tout ce que tu as fais pour Jeanne, pour moi...Merci de nous avoir aidé à survivre, et même si maintenant Jeanne est morte, je suis sûre qu'elle gardera longtemps le souvenir de ce jeune homme si courageux que tu es...Merci pour tout Bill...

Elle hésita un instant, ne sachant pas si c'était approprié ou non, puis se décida à aller enlacer le corps maigre du brun, qui lui restait stoïque, fermé à toute forme d'excuses. Ou plutôt, il ne voulait pas les entendre. Il tentait tant bien que mal de se forger un caractère et de paraître impassible devant son "amie". Pourtant, quelques pensées importantes lui revinrent d'un coup en tête comme le relan de l'écume sur une plage. Rachel était là aussi. Elle allait sans doute mourir, comme les autres. Rachel était enceinte, et il était de notoriété publique que cet enfant ne s'en sortirait pas. Elle venait de voir sa soeur s'éteindre sous ses yeux, juste devant elle, tout comme il l'avait vu, lui aussi. La pierre qu'il s'était efforcé de construire à la place de son muscle cardiaque éclata soudainement, et, pris d'un élan de désespoir, il lui rendit son étreinte, versant toutes les larmes qui pouvaient encore couler, qui en étaient encore capables, après toutes ces heures à choir dans ce wagon, en larmes. Cela sonnait comme un Merci, mais aussi, et surtout comme un Adieu. Cette étreinte voulait tout dire. "Merci d'avoir été là", "Merci pour tout", "Merci de nous avoir aidé", "Merci pour ce formidable bout de chemin", "Merci de m'avoir accueillie", "Merci". Enfermés dans leur bulle, Bill essuya les larmes de Rachel avec ses pouces, et lui baisa le front, pour lui dire que ça irait, que tout irait bien, qu'ils se retrouveraient, alors qu'il n'en croyait lui-même pas un traitre mot. Ils se serrèrent une nouvelle fois dans les bras l'un de l'autre, avant qu'un SS ne vienne tirer Rachel par l'arrière, la décrochant violemment du corps de Bill.

- RACHEL !, hurla celui-ci, desespéré, décontenancé, démuni, mort.

Sa main s'était tendue d'elle-même en avant, avec ce désir si violent de la rattraper, de la rejoindre. Elle aussi de son côté tentait de réunir leurs deux corps comme ils l'étaient quelques secondes plus tôt. Cette main en avant du brun, ce geste resta suspendu dans le vide, alors que, avant même qu'il ne puisse réagir, la brune se faisait violemment tabasser par un SS, le même qui l'avait délogée de l'étreinte de son ami. Le jeune homme pleurait, et sa respiration se bloqua d'un seul coup, son coeur loupant un battement lorsqu'il entendit la détonation émise par le fusil du soldat, chien de faïence, et qu'il vit le corps de son amie sursauter, convulser à terre, tout ça en l'espace d'une fraction de secondes, avant de s'éteindre lentement. Un second coup, et Bill crut qu'il allait étouffer. Il ne pouvait détacher son regard du corps sans vie de Rachel, horrifié, pris d'une puissante envie de vomir. Il aurait bien rendu tout ce qu'il avait dans l'estomac. Le problème, c'est qu'il n'y avait rien. Bill n'avait plus rien à vomir, et il ne lui restait plus que ses yeux pour pleurer, seul contre tous.

Je t'attendrai.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant