X.

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Le soleil se levait haut dans le ciel, douce torture pour les yeux et l'esprit somnolant et brumeux de Bill. Il mit quelques instants à comprendre où il se trouvait, et eut particulièrement du mal à remettre dans le bon ordre le défilé d'évènements qui les avait amenés ici. Il était allongé sur un des durs panneaux de bois que formaient les gradins du stade, collé contre Rachel, et entre eux, la petite Jeanne, frigorifiée, et à peine réchauffée par la minuscule toile du baluchon de Bill, dans lequel il n'y avait déjà plus rien. Le brun se redressa, prenant soin de ne pas réveiller les deux soeurs, et s'étira douloureusement. Même son vieux matelas rapiécé de toutes parts posé sur son sommier auquel il manque des ressorts était plus confortable que cette dure planchette froide. Il observa les environs, aveuglé par le soleil, et par les projecteurs du stade, en permanence allumés.

L'ambiance ici n'avait pas changé, depuis qu'ils étaient arrivés. Le bruit était toujours insupportable, les enfants pleuraient, les femmes hurlaient aux soldats de leur donner de l'eau. À cela s'ajoutait une odeur pestilentielle, vomitive : les quelques toilettes mis à leur disposition étaient déjà bouchées, et la machine humaine ne s'arrêtait pourtant pas de fonctionner. Le matin et le soir, chacun avait droit à un immonde bol de soupe, et parfois, quelques enfants et quelques femmes arrivaient à négocier avec un soldat pour sauver un bout de pain. Dans ce vélodrome, la résonnance était infernale. On avait sans cesse l'impression de crier dans un haut-parleur, alors que l'on veut simplement chuchoter quelque chose à son voisin. L'intimité était devenue une notion totalement inconnue aux yeux de tous, tous dormaient les uns sur les autres, faisaient leurs besoins dans les coins qu'on avait destiné à cela – là où plus personne ne se risque à aller dormir.

Trois jours déjà qu'ils se trouvaient là. Les derniers prisonniers étaient arrivés à l'aube, et on les avait simplement entassés avec les autres. Ceux déjà là ne firent rien de plus que les accueillir, certains leur laissant de la place pour s'asseoir. Que pouvait-on bien faire de plus ? Tous avaient été poussés dans un même bâteau qui ne tarderait pas à faire naufrage. Chacun et chacune se demandait ce qu'il adviendrait d'eux. À ce moment-même, nul ne savait ce qu'il allait se passer. On entendait certains dire que ce n'était qu'un simple recensement, qu'ils seraient relâchés très bientôt. D'autres, plus noirs, se préparaient déjà à une mort certaine.

Bill étouffait.

Il voyait des étoiles jaunes partout, dès qu'il tournait simplement la tête, et la stade tout entier n'était qu'un amas d'étoiles jaunes. Bientôt, il les verrait en rêve, ou en cauchemar. Le brun se sentait épuisé. Les nuits ici n'étaient pas des nuits, et il somnolait souvent, sans pour autant trouver ce lourd sommeil dont il aurait tant besoin. Que faisait-il là ? Parmi tous les autres ? Il n'était pas juif. L'avait-on dénoncé ? Le brun se confortait toujours plus dans l'idée qu'il n'aurait jamais dû envoyer sa dernière lettre, et il se sentit démuni, dépassé par ces évènements bien trop importants. Il se sentait oppressé par toutes ces restrictions, il en avait assez de se cacher, et de toujours faire attention à tout ce qu'il faisait. Sa vie sans Tom n'était rien. À Paris, tout seul, il n'était rien. Tom faisait tourner son monde, et l'amour avait encore une fois été plus fort que tout, à ses risques et périls, dirions-nous.

Tom lui manquait. Tom lui manquait terriblement, et il aurait donné n'importe quoi pour être à ses côtés. Il donnerait sa vie pour le savoir vivant. Le front lui faisait peur, et savoir que son homme jouait avec la vie dans le camp de la mort le rendait furieusement inquiet. Mais aujourd'hui et depuis trois jours, il ne pensait plus vraiment à Tom. Il n'avait plus le temps d'y penser. Il n'avait d'ailleurs plus vraiment le droit de penser tout court. Mais Bill s'efforçait de tenir, dans l'espoir de jours meilleurs. Il réconfortait Jeanne qui pleurait sans cesse, et soutenait Rachel pour s'occuper d'elle. Parfois, il sacrifiait un peu de sa maigre soupe pour la donner à la petite, et ils partageaient ensuite le reste tous les deux, alors que leur estomac se tordait sous la faim. Bill s'inquiétait pour la santé de son amie. Depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus avant cette rafle, elle avait énormément maigri, et s'était affaiblie, son visage prenant la teinte pâle des morts et des malades.

Je t'attendrai.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant