Thème : Au cœur de la tempête
« ...pas attendu ?! J'étais juste à côté, tu aurais pu attendre que je prenne mon manteau, on serait rentrés ensemble !
- Les enfants étaient fatigués !!
- Pour cinq minutes, Valérie ! Tu ne m'as même pas parlé, tu les as emmenés sans rien dire, et tu m'as laissé seul ! »
Un silence qui se veut méprisant répond à la voix masculine. C'est souvent comme ça, mais personne ne les voit, personne ne les entend, ces silences pesants qui vous lacèrent le ventre et vous glacent le cœur. Théophile, le petit dernier, se brosse assidûment les dents sous le regard de ses deux aînés. A quatre ans, il est trop jeune pour comprendre. Alexandre, de deux ans plus âgé, n'ose pas bouger : assis sur le rebord de la baignoire, il retient ses larmes de petit garçon tout fraîchement entré au CP. C'est compliqué, le CP, mais Alexandre tient bon pour bien savoir lire et être une grande personne, et avoir un travail, et avoir de l'argent. Sa maîtresse est gentille, elle lui dit qu'il a de beaux yeux bleus, des yeux clairs et délavés qui se baissent timidement vers ses pieds quand il ne sait plus quoi dire. Il n'y a rien à dire. Machinalement, il frotte un coton sur son visage. Cela doit bien faire une dizaine de minutes que les dernières traces de son maquillage d'Halloween ont disparues, mais il essaie de gagner du temps en restant avec son petit frère et sa grande sœur. Lili cherche à natter ses cheveux. Normalement, c'est Maman qui le fait, mais la petite fille est une grande, à huit ans, on sait faire ses tresses toute seule. Elle se ment, elle le sait bien. En vérité, elle ne veut pas voir Maman, ce soir. Ni Papa. Ils lui font un peu peur, en fait.« Tu pourrais au moins me répondre, Valéry. On n'est pas des étrangers, ça peut aussi bien se passer... »
Théophile ne se souvient pas d'avoir vu ses parents complices. Et puis, il s'en fiche. Il n'aime que Maman. Pas Papa. Quand papa sera mort, Théophile se mariera avec Maman. Et plus tard, il sera aventurier-chanteur, mais pas trop loin de Maman. Il crache dans le lavabo, pour la forme, il a avalé le dentifrice avec l'eau de son gobelet. Lili lui répète encore que ce n'est pas bien, qu'il faut cracher. Le petit rigole, d'un rire imbécile et si léger que les larmes d'Alexandre se mettent à couler quand il se joint à son benjamin. Il ne veut pas aller au dodo, il ne veut pas dire bonne nuit, et il ne veut pas être dans le noir. Il veut manger les bonbons récoltés, partager équitablement leur trésor, surveiller Théophile qui va encore prendre tous les dragibus noirs. Il se moque gentiment du petit, lui fait des grimaces. C'est compliqué d'être l'enfant du milieu, surtout quand le petit frère est un garçon. Ça aurait été une fille, chacun aurait trouvé sa place : Lili en première, Alexandre en fils prodige, Théophiliette en petite dernière. Mais sa place de garçon lui avait été volée. En plus, Maman préférait Théophile, il en était sûr.
« Je vais aller me coucher...
- C'est ça. »Lili voulait une petite sœur : elle avait été convaincue que le gros ventre de maman contenait une partenaire de jeu pour partager ses peluches et l'aider à investir sa maison de poupée. Seule, elle n'y jouait pas. Les Barbies étaient les méchantes « qui crânent » et les poupons portaient tous le prénom de « Mathilde ». Elle avait pleuré l'arrivée du petit mâle, s'était vengé en accrochant des barrettes dans les mèches fines et châtains du petit dernier qui démarchait dans son trotteur. Mais ce n'est pas grave, aujourd'hui, elle joue aux peluches avec lui et Alexandre. Des petits frères, ce n'est pas si mal.
« Les enfants, au lit. »
Valérie apparait, Alexandre file entre ses jambes pour rejoindre sa chambre. Il veut un bisous du soir, et puis, non, il s'en fiche. Il ne veut pas dormir, alors une fois arrivé dans la chambre qu'il partage avec Théophile en attendant d'avoir la sienne, comme un grand, comme Lili, il sort son coffre à jouet de sous sont lit et commence à installer des playmobils sur le sol. Vite, jouer, avant que la nuit ne le rattrape, avant que le noir ne l'engloutisse. Mais Maman arrive avec son chouchou dans les bras, et Alexandre sent planer la dispute. Pourtant, il s'obstine à sortir les chevaux, les pirates, et les enfants abandonnés –dans leurs jeux, les enfants étaient toujours abandonnés, ils étaient trop forts, et les grandes personnes étaient les méchants- pour les éparpiller sur le balatum. Valérie n'a pas ouvert la bouche qu'il se met déjà à hurler, en pleurs : non, je ne veux pas aller au dodo, je ne suis pas fatigué !
« Si tu pleures comme ça, c'est que tu es fatigué. »Maman avait réponse à tout. Théophile sent une pointe de culpabilité surgir juste après la satisfaction de voir son grand frère se faire rouspéter : c'est pas sa faute à lui si Alexandre fait des bêtises. En enfant modèle, il monte dans son lit en serrant Nounoune dans ses bras. Résigné, il secoue la tête en observant son frère se calmer, peu à peu, alors que maman lui enlève ses chaussons et le met au lit. Sagement, il se couche et attend son bisou du soir. Maman se penche sur lui. Papa ne viendra pas.
« Bonne nuit, Théo. »
Et le murmure de Maman sert le cœur de Lili. Elle vient de faire pipi, les toilettes sont juste à côté de la chambre des garçons, alors elle a tout entendu. Elle a déjà fait un bisou, dans la salle de bain, quand Maman a soulevé Théophile dans ses bras. La petite fille aux nattes humides et précaires déglutit en s'éloignant de la chambre qu'elle avait partagé avec son cadet avant que Théophile ne soit assez grand. A présent, elle avait sa chambre à elle, une chambre de grande avec du orange et des étagères aux murs. La chambre de Maman et Papa est juste à côté de la sienne et, timidement, elle toque avant de pousser le battant. Dans l'obscurité, le lit semble habité par une forme inhumaine, mais elle s'approche à petits pas pour le bisou du soir.
« Bonne nuit, Papa. »
Et ce qu'elle voit la terrifie. Figée par l'effroi, Lili inspire brusquement, sous l'effet de la surprise. Elle ne peut reculer, même si elle en a envie. En elle, quelque chose se brise. Cette scène s'inscrit dans sa mémoire, pour toujours, à jamais.« Bonne nuit, ma petite Lili. »Muette, la gorge prise par un sanglot qu'elle réprime –de honte, de pudeur-, elle hoche la tête et sort lentement. Et c'est comme si elle rêvait déjà, elle ne se rend pas compte qu'elle jette ses chaussettes sur sa table de nuit, qu'elle y pose ses lunettes, et qu'elle se réfugie sous sa couette. La culpabilité se fait sentir sur les épaules de la fillette : elle est aussi coupable que Maman, c'est elle qui a demandé à rentrer. Elle n'avait pas pensé à Papa, en partant. Alors, elle serre ses deux doudou-lapin-blanc-qui-ding-dings contre elle et fait comme Papa. Elle pleure.
Texte par Zaiphir (https://www.wattpad.com/story/145129697-jolies-petites-histoires)

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Chrono Challenge
Short StoryMalgré un titre qui peut prêter à confusion, il s'agit bien d'un recueil de nouvelles, pas d'un challenge, puisqu'elles ont été écrites au préalable et dans un cadre autre que celui de Wattpad. Ce livre répertorie les nouvelles écrites par les membr...