Chrono Challenge

Texte 1

Thème : Se balade en culotte au lycée

Le jeu avait commencé.

Les deux sont côte à côte, mains sur les hanches et regard droit devant. Leurs sacs trainent proche du carré de sable, sous une maisonnette en plastique pour enfants, à l'abri de la pluie. Le parc est vide, à part pour quelques vieux couples qui promènent leurs chiens, parapluie à la main pour couvrir leurs pauvres corps fébriles. Les deux ne se soucient ni de leurs cheveux qui se collent leur visage, ni de leurs vêtements trempés, ni même de la boue qui se forme à leurs pieds au fur et à mesure que l'eau s'accumule au sol. Leurs coeurs battent trop rapidement, trop fort, à tel point que, si on omet la musique rythmique produite par les gouttes tombantes, si on oublie leur respiration et les quelques aboiements audibles, si on fait abstraction des moteurs des voitures, on peut en venir à croire que les deux organes vitaux font un concours afin de déterminer lequel est le plus performant des deux. Un peu comme leurs maîtres, maintenant qu'on y pense. Après tout, le jeu est là pour ça : prouver lequel domine l'Autre. Lequel des deux mérite la reconnaissance et l'admiration éternelles.

Si vous voulez une réponse : aucun. Les deux sont pathétiques, mesquins, prêts à n'importe quelle connerie pour réaffirmer leur supériorité. Les deux ont un caractère complètement dégueulasse et puérile, tout en essayant de convaincre autrui du contraire. Spoiler alerte : ils échouent. Ils échouent parce que, malgré tout ce que leurs sourires renvoient, malgré toutes leurs bonnes paroles et leurs bonnes intentions, leurs actions parlent d'elles-mêmes. Après tout, rien que la semaine dernière, ils avaient fait un prank call à Violette pour lui faire croire qu'elle avait gagné le concours de peinture de la ville. La jeune fille, toute heureuse, s'était pointée à la mairie pour réclamer son prix et en était ressortie non seulement honteuse et humiliée, mais dépitée, déprimée, détruite. Sa douleur se lisait non seulement sur son visage, mais sur toutes les parties de son corps : son dos était recourbé, ses mains tremblaient tellement qu'elle n'arrivait même pas à tenir son téléphone pour prévenir son père de la mauvaise nouvelle, ses jambes flanchaient carrément. Les deux étaient là. Leur défi ? Ne pas aider Violette. Celui ou celle qui le réussissait avait le droit à une pause de trois jours avant le prochain challenge. Les deux avaient réussi. Violette s'était écroulée.

Mais bon, évidemment, ils ne se doutent de rien. Ils ne pensent pas aux conséquences de leurs actes. À quoi bon ? Ni Violette, ni Iris, ni qui que ce soit ne sait pour leurs manigances ! Pourquoi se sentir coupable si personne ne peut nous blâmer ? Qu'est-ce que la conscience, après tout, hein ? Un concept philosophique, peut-être. Une notion en psychologie ? Les deux se réconfortent dans ce rejet total de leur voix intérieure. Ils agissent comme si le monde leur appartenait, comme si les autres n'étaient que des pions, des marionnettes prisonnières de leur intelligence, de leur fourberie. Pourquoi prendre son entourage en considération quand, au plus profond de nous-mêmes, on se déteste ? Et que, en fin de compte, tout ce qu'on désire, c'est d'être détesté en retour ?

Évidemment, ce ne sont là que ce qu'ils se disent pour se rassurer. Pour fuir. Car la fuite est si facile, n'est-ce pas ?

D'ailleurs, la pluie s'intensifie. C'est l'heure. Les deux jettent un coup d'oeil rapide à leur montre : seize heures. Les deux se regardent. À trois ? À trois. Un, deux, trois.

Ils partent à courir. Le premier arrivé au poteau a gagné. Et c'est évident que c'est le garçon qui emporte la partie. Quelle serait l'histoire si ce n'était pas lui ? Quand son pied touche la ligne d'arrivée, un cri de victoire s'échappe d'entre ses lèvres. Après tout, la perdante devra maintenant se pointer au lycée en culotte rose fuchsia avec pour seul autre vêtement un tee-shirt qu'elle piquera à son copain pour avoir un minimum de décence. Et, si elle ne le fait pas, les conséquences seront graves.