Texte 1 : Lullaby

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Thème : Elles


  Planquée derrière le distributeur de boissons automatique, Nora se permit de souffler. La mission était un franc succès jusqu'ici et elle ne pouvait pas se permettre de foirer. On comptait sur elle.


Le faisceau des lampes torches la frôla et elle se rencogna dans l'angle formé par la machine contre le mur. Son butin serré contre sa poitrine, elle coupa sa respiration pour se fondre au mieux dans le décor. Les yeux clos, elle se concentra sur les sons qui l'entouraient. Le bourdonnement du distributeur, l'entêtant tic-tac de l'horloge au-dessus de la porte de la cafétéria, les pas des deux gardes et leurs rires gras.

Elle fronça le nez et les sourcils devant leurs blagues salaces. Ils se permettaient de parler de certaines filles de l'école en des termes peu élogieux. Ils parlaient de ses amies. Si elle avait été armée, elle leur aurait sauté à la gorge. Mais elle ne l'était pas et elle s'échina à garder son calme, pour le bien de la mission. Elle n'avait rien à faire dans les couloirs à une heure pareille et elle finirait sans doute en détention si elle se faisait pincer.

Son établissement – au demeurant très select – disposait d'un règlement intérieur particulièrement strict. Sainte Rita accueillait de jeunes délinquantes et criminelles. Si l'administration parlait d'un foyer de rééducation, elles parlaient de geôle.

On leur enseignait à bien se comporter en société, à se repentir de leurs erreurs passées, à vivre en communauté tout en leur permettant d'obtenir un diplôme et de se réinsérer dans la vie active. Pour autant, aucune des deux-cent vingt élèves de Sainte Rita n'était dupe. Les prisons étaient surchargées depuis le début de la guerre civile. Les forces de l'ordre enfermaient à tour de bras et devant le nombre de détracteurs du gouvernement et leur férocité, il avait fallu innover. Les plus jeunes des femmes étaient envoyées à Sainte Rita, les hommes à Saint Jude, de l'autre côté de la cour.

Les hauts murs surmontés de barbelés tranchants ne laissaient aucun doute quant à la réalité à l'intérieur du complexe. Une école pour les médias, une prison pour les élèves. Aucun droit de sortie, aucun contact avec l'extérieur, aucun droit quel qu'il soit.

Du moins jusqu'à ce qu'ils n'arrivent à coincer et faire enfermer les membres de différentes associations terroristes. Depuis leur arrivée, la vie à Sainte Rita était devenue plus grisante, faute d'être plus agréable. La tension était palpable en permanence, le moindre écart mettrait sans aucun doute le feu aux poudres, mais Nora le vivait étonnamment bien.

Depuis l'arrivée de certaines filles, elle avait pu trouver sa place. Elle qui avait été élevée par un père et un frère aîné, entraînée à être un petit soldat obéissant, un guet frêle et bien pratique pour leur servir durant leurs braquages, elle se sentait enfin entourée de personnes qui la comprenaient, qui lui voulaient du bien, quitte à se servir d'elle.

Des clans s'étaient formés dans l'établissement, que ce soit du côté des filles ou de celui des garçons. Tout Saint Ride – comme l'appelaient les élèves – était sous la coupe de groupuscules d'élèves aux passifs plus terribles les uns que les autres. Leurs expériences criminelles, leur appartenance aux différents mouvements luttant contre le pouvoir en place les avaient poussés à s'insurger, à continuer la lutte derrière les barreaux. Ils ne baissaient jamais les bras, n'abandonnaient jamais leurs idéaux. Ils continuaient la lutte.

Nora avait été enfermée peu de temps avant le début de la guerre civile et transférée à Sainte Rita dès son ouverture. Elle avait subi les frasques des soi-disant professeurs, les excès de zèle des gardiens et les tourments des autres élèves. L'endroit s'était rempli peu à peu et sa fréquentation avait explosé après le début des hostilités entre gouvernement et opposants.

Dès leur arrivée, certaines étaient sorties du lot. Et Nora avait vécu leur apparition comme une délivrance. L'une d'elles en particulier.

Un jour où elle se faisait taper sur la gueule pour la énième fois par cette garce de Polonaise qui se prenait pour la Reine de Saba version gothique, la nouvelle avait débarqué et sans prévenir, elle avait envoyé cette conne au tapis. Un simple chassé dans les jambes, un genou en travers du torse, un direct droit dans les narines et c'en était fini de la Gotho-pouf. Lyn' Bravos était arrivée et avait montré à tous à quel point elle pouvait être dangereuse, à quel point elle en imposait.

Nora était tombée sous son charme. Bien qu'elle n'ait rien eu de charmant. Son air patibulaire était loin d'être engageant, avec cette expression coléreuse et cette lueur démente dans le regard. Tout dans son attitude dégageait une aura terrible qui aurait eu tendance à repousser plutôt qu'à attirer.

Pourtant elle était entourée par deux filles. Même âge, même attitude, sans l'air sauvage et agressif. Et ces deux filles, Fay' et Rice, semblaient parfaitement sereines, comme ancrées dans l'aura de leur leader, prises dans ses tentacules de gorgone.

Nora les avait regardées traverser la cafétéria comme s'il s'agissait de leur domaine. Elles étaient chez elles, sur leur territoire et quiconque l'oublierait en subirait les conséquences.

Depuis lors elle s'était dévouée à leur cause, avait rejoint le clan de Lyn', Cocaïn Blossom, et lui vouait une loyauté et un dévouement sans faille. On lui avait donné le surnom de Lullaby. On la décrivait comme l'instrument du diable, la berceuse fatale. Celle qui endormait l'ennemi par sa faible apparence et offrait à ses meneuses la possibilité d'un coup de grâce franc et inévitable.

Elle était des leurs. Elle le leur devait. A elles toutes. Lyn, Rice, Fay et toutes les autres. Elle était Lulla, bras armé et espionne de Cocaïn Blossom.

Sa frêle constitution et son visage jovial d'adolescente lui permettaient de ne pas éveiller la crainte ou le soupçon. Rapide et discrète en plus d'être efficace, elle était parfaite pour les missions d'infiltration comme celle qui lui avait été confiée ce soir.

Son précieux paquet serré entre ses bras, elle attendit que les pas et les remarques grivoises se soient éloignés pour reprendre sa route à travers les couloirs. Il ne lui restait plus que quelques escaliers à monter, trois couloirs à traverser et elle retrouverait enfin le confort tout relatif du grenier, transformé en quartier général par les filles les plus cinglées qu'elle connaissait.

Celles qui lui avaient accordé un regard, de l'importance. Celles pour qui elle ne servait pas qu'à faire le guet. Celles qui l'avaient défendue plutôt que de l'utiliser comme souffre-douleur. Celles qui lui avaient donné sa chance.

Elles.

Cocaïn Blossom. 



Texte de TalunaWalker 

Chrono ChallengeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant