Chapitre 1 - De lèvres gercées et de silence

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Tribu nomade, quelque part dans la plaine entre le lac d'Uranus et la montagne du Reflet.

*•*•*•*

Je ne rêvais plus. Cela faisait un mois que May s'était envolée avec les créatures du Néant. Un mois que le jour se levait sans que le soleil ne réapparaisse. Un mois qu'il faisait aussi froid de nuit que de jour, un mois que le sol de la plaine était recouvert d'une fine pellicule de givre.

Mes lèvres étaient gercées, j'avais froid. Mais je ne pouvais même pas récolter de la sève d'Eglun pour me préparer un baume à lèvres. Salavenn tenait à ce que nous ne quittions jamais le campement. Il est vrai que la forêt du Sauvage était devenue infréquentable depuis la disparition de May. Les animaux semblaient, comme nous, avoir perdu leurs repères. Et tandis que la flore paraissait comme plongée dans une torpeur sans nom, la faune, elle, revendiquait son existence haut et fort.

Chaque jour et chaque nuit, les jappements de meutes rivales de Sphrothys raisonnaient jusque dans la plaine. Leurs cris me fendaient le cœur, ils s'affrontaient inlassablement, souhaitant imposer leur loi. Car si le soleil ne régnait plus sur le Dashgaïh, qui en était le maître ?

Mais ce n'était pas tout. Les sorciers aussi se portaient mal. Et leur douleur m'était insupportable.

Dans la bataille qui nous enleva May, tous perdirent quelque chose ou quelqu'un. Mais moi, je perdis et une chose et quelqu'un, ce dont tout le monde ne peut se vanter.

Je mis deux semaines avant de pouvoir parler à nouveau. La mort de Thomas m'avait prise de court. Ce n'était pas prévu. C'était contre l'ordre naturel des choses. Et moi qui pensais pouvoir me fier et me confier aux Sages pour comprendre et accepter ce naufrage, celui d'une vie partie trop tôt, me laissant là, les bras ballants, sans ancrage, j'étais forcée de ne plus dépendre que de moi-même. Et j'avais peur de perdre.

— Tout va bien Ethel ?

Je levai les yeux de la cuiller en bois sur laquelle ils étaient posés. Charly avait passé sa tête par l'ouverture du tipi et ses yeux attentionnés me dévisageaient avec appréhension. J'hochai la tête.

— Tu veux quelque chose ? Melwyn prépare une boisson chaude aux épices si ça te dit...

Mes yeux s'agrandirent. Un sourire illumina le visage du garçon. Il savait comment attirer mon attention. De toute façon, il savait tout.

C'était étrange et intriguant à la fois de se dire que le sorcier avait passé quatre semaines avec mon amie. Seuls, dans le Sauvage, ils avaient appris à se connaître ; seuls, dans le Sauvage ils avaient survécus. Ces deux-là faisaient la paire. Mais à chaque fois que je regardais Charly, un pincement au cœur me tordait la poitrine. Il manquait quelque chose dans ses yeux. Ils n'étaient pas entiers.

J'aurais tant aimé que May soit avec nous. Mon amie me manquait. Beaucoup. J'avais surtout peur du traitement qu'elle recevait. Là-haut. Là-bas. Perdue dans le bout de caillou qui flottait dans les nuages. Salavenn m'avait décrit tout ce que les sorciers savaient à propos du Royaume du Néant. Les rumeurs provenaient de légendes, de récits transmis de génération en génération au cours des nombreuses veillées que les nomades et les Aonghasiens avaient pratiquées.

— Tu penses à elle, pas vrai ? me demanda Charly qui continuait de m'observer passer mes doigts sur le bois de la cuiller.

Ce contact m'apaisait. Eben m'avait appris à sculpter. J'avais besoin de sentir le bois, de toucher le bois... J'avais besoin du bois.

— Comme d'habitude... soupirai-je en laissant mes yeux dériver autour de moi.

Je partageais mon tipi avec cinq autres personnes. Deux nomades, Lumia, Spoty et Zed. Charly avait repris la place qu'il occupait avant de quitter le campement pour sauver May. Lui aussi vivait mal le départ de notre amie même s'il tentait de ne pas trop le montrer. Surtout parce qu'il se tenait pour responsable.

Jusqu'à ce que le Soleil réduise tout en cendresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant