31 - Trafic

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Une silhouette familière patiente dans la salle d'attente du cabinet, penchée en avant, la tête dans les mains, des mèches blondes s'échappant d'entre ses doigts.

- Gaétan ?! Qu'est-ce que tu fais là ?

Je devine aisément qu'il n'est pas venu nous rendre une visite amicale, toute fois, les cernes qui marquent son visage lorsqu'il se redresse me surprennent. Il m'a habituée à une décontraction nonchalante et une confiance en lui à toute épreuve, comme si les problèmes du quotidien ne faisaient que le contourner. Cette fois, il semble impacté.

Si j'avais un petit fond de vengeance, après des années à subir ses mesquineries, j'en tirerais presque une satisfaction.... Je repousse cette tentation. Etre sur mon lieu de travail me rappelle au professionnalisme.

- J'ai besoin de voir ton mec.

- T'as rendez-vous ? Question stupide, c'est moi qui gère les plannings de mes employeurs.

- Désolée, il est au tribunal toute la matinée.

Je désigne l'écran de télé qui diffuse une chaîne d'information, installé contre le mur de la pièce. En direct, minute par minute, une jeune journaliste couvre l'évènement avec le tribunal en arrière plan et en médaillon, la photo de la mère criminelle.

- C'est lui qui la défend... réalise t-il.

Il a passé les derniers mois dans une grotte coupée du monde ou quoi ?

- J'ai besoin de voir un avocat. T'en n'as pas un autre à me proposer dans ta boite ?

A croire qu'il fait son marché...

- Les deux associés de Kévin sont spécialisés en droit des affaires mais je peux essayer de te trouver un créneau avec lui en fin de journée. Suis-moi.

Je contourne mon bureau et ouvre le logiciel des plannings.

- Assied-toi, l'invité-je.

Trop tard. Il est déjà affalé dans une chaise face à moi. Comme je quitte mon écran pour saisir un carton de rendez-vous, il plante son regard bleu acier dans le mien. Même affecté, il m'impressionne toujours autant. Des années passées à regretter d'avoir trahi Kévin avec lui. Mon regard se détache du sien et se reporte sur ses mains aux ongles rongés, aux index jaunis par le tabac, la peau toujours hâlée par la pratique des sports nautiques. Il n'avait qu'à me frôler avec pour que perde pied et me soumette à lui. J'ai tellement maudit ma faiblesse en découvrant sa trahison. Les minutes passent.

- Qu'est-ce que tu as ? me demande t-il en percevant mon trouble.

J'ai trente six ans, plus dix neuf. Je n'ai plus rien à voir avec la victime consentante de cet habile séducteur. Son ascendant sur moi est révolu.

- C'est plutôt à toi que je devrais le demander.

- Je me suis fait chopper, répond t-il en haussant les épaules.

J'apprends consternée qu'entre deux livraisons en fourgonnette, il a d'autres clients que les pharmacies pour un usage détourné du médicament. Ses destinataires sont plus lucratifs aussi. Une pharmacienne a constaté des écarts de stock réguliers par rapport aux bons de livraison. Il est actuellement mis à pied par sa société de livraison.

- Mais t'es con ! Ne puis-je m'empêcher de lâcher.

- Facile à dire ! T'as touché le gros lot en baisant avec Mozzarella. Béné a voulu garder la maison, je trouve où moi le fric pour lui garder un train de vie pareil ? Je suis livreur, putain !

- T'inquiète, Kévin est d'accord pour payer.

- Pas question que je perde mes couilles !

- J'espère que tu montreras moins d'agressivité devant le juge...

Un peu parce que cela pourra changer les idées de Kévin d'avoir affaire à des malfrats qui ne trucident pas leur progéniture, je confirme le rendez-vous sur l'agenda de mon compagnon.

- Cet après-midi, seize heures quinze.

- Je l'aime cette nana. Je l'ai dans la peau ! Me confie t-il. Il était déjà en couple avec Béné avant de me rencontrer, il est pardonné. Je ne voulais pas la décevoir...

- C'est déjà mieux.

Son expression se durcit.

- Ca doit te réjouir de me voir au fond du trou. Tu l'as ta revanche, hein ?! Des années que tu m'en veux, depuis que je t'ai larguée.

Je serai ben tenté de confirmer, il me tend une belle perche.

- Je n'en tire aucune satisfaction. Je fais mon boulot.

- Menteuse !

Nous sommes à présent debout face à face de part et d'autre du bureau. Je m'apprête à le raccompagner quand il me bloque contre le mur du bureau. Ses bras puissants m'encadrent, il me domine de trente centimètres. Malgré moi, je viens de faire un bond dix sept ans en arrière, balayé la maturité de façade. Il dégage une mèche de mes cheveux et vient la glisser derrière mon oreille.

Je ferme les yeux un instant pour me recentrer sur ma mission. Une erreur.

- Je vois comment tu perds tes moyens à chaque fois qu'on se retrouve seuls tous les deux. Tu deviens agressive comme une chatte sauvage.

Que se passe t-il ? Il y a dix minutes, il me suppliait de lui venir en aide et à présent, il tente la séduction.

Il fait glisser son index le long de ma joue, descend contre mon cou et prolonge le contact jusqu'à l'ouverture de mon chemisier.

- Je t'excite toujours autant, ma Fifi.

Ce surnom me remonte à l'époque de notre relation. Il se serre un peu plus fort contre moi et me susurre à l'oreille :

- Tu mouilles ?

Il joue à quoi, là ?

De mon côté une envie m'assaille : jouer au billard. Avec une petite variante : mon genou en guise de queue et ... ses boules en guise de boules.

Il se recule brusquement, crispe la mâchoire, lutte de toutes ses forces pour retenir un cri de douleur. Là, logiquement, il devrait lâcher un juron à mon encontre. Mais dans un effort surhumain, il s'applique à me surprendre.

- Tu viens de me prouver que j'avais raison.

Il n'abdiquera donc jamais ! Ce type me rendrait méchante.

Après la matinée d'audience que viens de passer Kévin, la perspective de ce rendez-vous avec Gaétan s'apparente presque à une conversation entre potes. En passant devant la salle d'attente, il éteint la télé. Marre d'entendre parler de son affaire, j'imagine. Anita, la secrétaire va devoir renoncer à son feuilleton judiciaire de la saison.

J'interromps un instant l'entrevue avocat-client pour apporter un café à Kévin. Il poursuit leur échange malgré ma présence.

- Rien ne t'oblige à payer ce stage de danse à Fiona. C'est ma fille, c'est à moi de l'assumer.

Kévin a conscience que cette dépense partait d'une bonne intention. Il n'a pas d'autre choix que de s'efforcer d'éviter la case prison au beau-père attentionné de Fiona.

- Tu peux me ramener un Kawa, Fifi ?

Il se croit chez lui, là ?! Après ce qu'il vient de me balancer...

- La cafetière est vide, prétexté-je, préférant un ton de pimpêche plutôt que lui répondre trop violemment devant Kévin.

- Ben, t'en refais. Tu sais faire le café, non ?

Il me traite toujours comme la gamine de leur groupe. Même Kévin qui a raté un épisode explose d'un rire salvateur devant nos taquineries. Il semble ainsi évacuer toute la tension accumulée ce matin.

L'audacieuse Sofia Capriaglini / Tome 6 / Présomption d'innocenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant