Chapitre 1.3

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J'étais encore en train d'apprivoiser ce nouveau cadre de vie. Mes rares sorties s'apparentaient à des tâtonnements hésitants. Les grandes étendues boisées non loin des limites de la ville m'attiraient, mais la peur entravait chacun de mes pas. Les silhouettes des arbres dansaient au gré du vent, le tapis de feuilles exhalait un parfum riche et prenant, le craquement des branchages sous mes semelles. Ces rappels sensoriels, ces stimuli se heurtaient aux souvenirs traumatisants.

Invariablement, l'odeur de tabac s'insinuait dans l'air que j'inspirais. Je guettais alors leurs visages dans la masse, leurs voix dans les conversations indistinctes, le son de leurs pas dans les foulées anonymes qui me croisaient. Le passé se mêlait au présent et je peinais à discerner la frontière entre les deux. Ma respiration se bloquait, mon rythme cardiaque s'emballait. Les signes précurseurs de la panique.

Mes doigts se crispèrent sur les manches de mon manteau. Apercevant un banc public, je m'y posais. D'un mouvement frénétique, j'augmentais le volume de la chanson. Le son inonda mes oreilles, effaçant tous les autres bruits alentour, dessinant une bulle dans laquelle je me blottissais. Serrant les dents, je me répétais mentalement que le passé se trouvait derrière moi.

Ce cauchemar avait bouleversé mon quotidien, balayant dans son sillage mon adolescence. Je n'avais pas eu l'occasion de me soucier de choses futiles comme les vêtements à porter, les fêtes auxquelles aller. Je n'avais fait que fuir, me terrer, m'effacer. Je voulais plus que tout une existence normale, à ne plus sursauter au moindre bruit. J'étais fatiguée d'être toujours sur mes gardes.

Le moment était venu de me reprendre en main. Les vacances estivales touchaient à leurs fins. Une université se trouvait à moins d'une vingtaine de minutes d'ici. Je choisis d'y voir un signe. Sortir de ma léthargie, viser un nouveau départ, en parallèle de notre vie en terre canadienne. Une première approche par le site internet, juste un coup d'œil sur leurs offres de cursus m'amena à plus de recherches sur une certaine filière : l'anthropologie. Elle conjuguait différentes passions qui m'animaient depuis toujours : l'archéologie, l'ethnologie, l'histoire des peuples, de notre diversité.

Sur une pulsion, et en quelques clics, j'envoyais mon inscription. Lorsque mes doigts s'écartèrent de la souris, mon souffle se relâcha. Les dés étaient jetés. Dans la foulée, avant de perdre cet élan j'ouvris la page relative aux logements étudiants.

Le soir même, j'annonçais à mes parents ma décision. Ils me félicitèrent, mais je crus discerner un éclat de peur dans le regard qu'ils échangèrent.

Les préparatifs se terminaient. J'avais à peine entrepris d'emballer mes affaires que ma mère avait pris les choses en mains. Elle gérait ainsi le stress de mon départ. Je le compris vite et me contentais de l'aider. J'intervins pourtant en constatant le volume qu'elle empaquetait.

— Maman, je n'ai pas besoin de toutes ces choses, je t'assure. L'université se trouve à un quart d'heure, lui rappelais-je alors qu'elle finissait de boucler une deuxième valise. S'il me manque quelque chose, je viendrais le chercher.

— Alors les vêtements c'est bon, les affaires de toilettes, les livres..., énuméra-t-elle sans me répondre.

Je levais les yeux au ciel.

— Maman, maman ! répétais-je en me plantant face à elle.

Elle cessa son mouvement, rejeta ses cheveux en arrière et me sourit. Je fondis avant de la prendre dans mes bras.

— Je croyais que tu avais passé l'âge des câlins, me taquina-t-elle tout en me rendant mon étreinte.

— Jamais, murmurais-je. Merci, maman. Pour tout.

— C'est mon rôle, tu sais.

Elle s'écarta un peu, de façon à pouvoir me regarder en face. Sa main vint caresser doucement ma joue. Je remarquais la brève lueur de tristesse qui voila ses yeux avant qu'elle se reprenne.

— Tu lui ressembles tellement, dit-elle à mi-voix.

Je cillais, sans comprendre.

— À qui ? voulus-je savoir.

Elle sursauta, comme prise en faute, et esquissa un sourire.

— À ta grand-mère. Allez, finissons avant le repas.

— D'accord, mais n'oublie pas que ma chambre est petite et que je la partage.

Elle avisa le tas de bagages et me lança un clin d'œil.

Protège-moi - T.1 Pleine lune [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant